*Blanche*
Je n'avais aucun souvenir d'avoir traversé les couloirs pour revenir à mes appartements. Bouleversée, je m'étais simplement retrouvée sur mon lit, trop choquée pour pleurer.
Tournée vers la fenêtre, je fixai le lointain d'un regard vide, absent. Je n'arrivais pas à me sortir de la tête la scène à laquelle je venais d'assister.
Oh, comme j'aurais aimé l'oublier, elle aussi...C'était pourtant si prévisible ! Je m'en doutais, en réalité. Mais... C'était comme voir au ralenti un coup de poing qui se dirigeait vers moi, et, paralysée par la peur, ne rien pouvoir faire pour l'arrêter. Il m'avait maintenant percuté avec force, me laissant dans la poitrine une douleur atroce.
J'avais simplement envie de me recroqueviller sur mon lit, de m'endormir, et de me réveiller bien plus tard pour découvrir que tout ça n'avait été qu'un affreux cauchemar.
Mais... Ne serait-ce pas d'une terrible lâcheté ? Car peut-être que dans cette autre réalité, Stella et Édouard ne seraient pas ensemble, mais elle ne m'aimerait pas pour autant. Certes, elle serait plus près de moi, et pourtant... Elle ne serait sans doute pas aussi heureuse que maintenant, avec Édouard.
Et puis, il était exactement ce qu'il lui fallait. Il avait de l'argent, il était gentil et attentionné, et surtout, c'était un homme. J'étais bien égoïste de vouloir la priver de tout ça, au profit de ma petite personne. De toute manière, même si elle me choisissait un jour, elle se retrouverait par la même occasion obligée de se cacher, de nous cacher. Pourrait-elle être pleinement heureuse, de cette manière ?
Comme à chaque fois que je commençait à envisager quoi que ce soit avec Estella, mon esprit me ramena brutalement sur Terre.
C'est impossible. Jamais cela n'arrivera. Oublie ça, c'est d'un égoïsme écœurant.
C'était vrai, bien sûr. Mais une part d'espoir continuait à briller dans mon esprit. Infime, presque inexistante mais pourtant bien réelle.
☆☆☆
― Tu veux que je fasse ton lit ?
Je sortis soudainement de mes pensées, celles-là mêmes dans lesquelles j'étais restée plongée, ces deux derniers jours. J'avais à peine conscience du temps qui s'était écoulé, depuis la scène du jardin, et ce matin encore, je nageais dans le brouillard cotonneux qu'elles formaient.
― P-pardon ? bégayai-je, prise de court.
― Je t'ai demandé si tu voulais que je fasse ton lit ! répéta Estella.
― Ça fait partie de tes attributions, non ? rétorquai-je d'un ton agressif.
Ce à quoi elle répondit, avec une insupportable sollicitude:
― Blanche, tu vas bien ? Ces derniers temps, tu sembles... Ailleurs. Je m'inquiète pour toi, tu sais...
Je retiens une nouvelle réplique hargneuse. Elle ne méritait pas ma colère, je le savais. L'amour était une chose qui ne se contrôlait pas, je l'avais appris à mes dépends, et, après tout, je ne voulais que son bonheur...
Je me rendis compte de mon hypocrisie alors même que cette pensée me traversait l'esprit. Si c'était vraiment tout ce que je désirais, alors je ne ferais pas preuve d'autant d'agressivité, d'autant de violence. Je ne lui ferais pas subir ma frustration puérile.
Je pris une grande inspiration, puis murmurai:
― Ne t'inquiètes pas, Stella. Tout va bien. Je suis juste un peu fatiguée. Ne fait pas mon lit, je crois que je vais dormir un peu.
Puis, alors qu'elle partait, je soufflai imperceptiblement:
― Merci.
Peut-être qu'elle l'entendit, car elle se retourna, et me sourit. Et son si beau sourire allégea un peu la douleur dans mon cœur.
☆☆☆
Après à peine une heure à me tourner et me retourner dans mon lit sans trouver le sommeil, je me décidai enfin à me lever.
Je m'habillai rapidement, puis je sortis de ma chambre, et traversai les couloirs sans vraiment savoir où j'allais.C'est alors que j'entendis la voix de Stella, bientôt suivie par celle, plus grave, d'Édouard. Je poussai un profond soupir. Pourquoi ma route devait-elle justement croiser la leur ?!
J'allais faire demi-tour, lorsque je perçut une nouvelle voix qui me glaça le sang:
― Tiens, tiens, mais qu'avons-nous là ? Mon très cher frère accompagné du petit souillon ! N'as-tu pas trouvé mieux ? Remarque, je peux comprendre! Qui voudrait de ta compagnie, tu es si ridicule, si insipide, si faible...
Je ne pus m'empêcher de m'en mêler. Ce crétin venait une fois de plus d'insulter Stella, s'en prenant également à son frère, mon ami, par la même occasion.
Je m'avançai, pour trouver mon promis face aux deux tourtereaux, dans la Galerie des Musiciens. C'était une grande pièce, au murs et au plafond décorés de peintures grandioses. En réalité, il s'agissait, plus que d'une salle à proprement parler, de couloirs bordant un espace vide, au centre, entouré de balustrades de bois recouvertes de velours écarlate.
Et jamais je n'avais eu aussi envie de pousser quelqu'un par dessus.Maurice paraissait calme, et cela le rendait presque encore plus dangereux.
Prise d'effroi, je réalisai qu'il n'hésiterait probablement pas à dénoncer les deux jeunes gens à mon père. Cela n'aurait sans doute que peu de conséquences sur Édouard, mais Stella, elle, risquait le renvoi.Je m'approchai donc, et dit d'une voix que je voulais froide et tranchante :
― Oh, Maurice, quelle bonne surprise. Vous dérangez encore les gens qui ne vous ont rien demandé ? Comme c'est sympathique.
J'espérais pouvoir le détourner de ses proies, et cela fonctionna à merveille. Son regard se porta sur moi, et il délaissa son frère et Sella pour s'avancer dans ma direction.
― Plaisir partagé, Mademoiselle Blanche, fit-il d'un ton mielleux. Ainsi on a peur pour sa petite protégée ? N'ayez crainte, je ne partagerai pas sa petite idylle avec mon futur beau-père ! Cela serait contre-productif, n'est-ce pas ? Non non, je garderai tout ça pour moi... C'est bien ça, je la garderai pour moi tout seul...
Je ne compris pas le sens de ses parole, mais elles firent naître en moi un malaise grandissant. Un mauvais pressentiment s'empara de moi, et le regard que Maurice lança en direction de Stella, à l'autre bout de la salle, ne fit que le renforcer.
J'eus l'horrible impression de me trouver devant un prédateur.
Et celui-ci regardait Estella d'un air avide, comme s'il s'était agi d'une proie...
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Juste avec toi
RomanceParis, 1902. Estella vit avec son père dans un minuscule appartement, depuis la mort de sa mère. Chaque jour, elle doit travailler pour aider son père à payer les factures. Jusqu'à cette annonce, sa candidature envoyée, et enfin la lettre. Un mois...