*Blanche*
Couchée sur le lit de l'une des nombreuses chambres de la maison, la tête dans les bras, j'essayais de repousser mes pensées. Je n'avais pas eu besoin de lire une grande partie du journal pour comprendre. Mon père n'aimait pas ma mère. Pas plus qu'il ne m'aimait, moi. Inutile. Inutile... INUTILE ! Je ne lui servais à rien. Il ne voulait pas de moi.
Je laissai échapper un sanglot. J'avais mal. Mal au plus profond de moi, dans mon cœur, dans ma tête. Mal.
Et soudain, comme une boule de noirceur, la colère s'installa. Pour de bon.
Je détestais mon père, pour avoir écrit ça, ne serait-ce que pour l'avoir pensé. Comment pouvait-il être si... Hypocrite?! Depuis toutes ces années... Il ne m'aimait même pas un peu. Je lui étais inutile.
Je détestais Estella. Elle avait lu ce journal sans moi. Sans moi. Elle avait su avant moi toutes ces horreurs sur mon père. Sur moi. Elle n'aurait pas dû. Oh que non, elle n'aurait pas dû. Si seulement elle n'avait pas ouvert le journal, si elle n'avait pas lu...
Mais, objecta une petite voix dans ma tête, ça la concernait aussi ! Il est question de la mort de sa mère. Sa mère... Tuée par ton propre géniteur. Comment peux-tu lui en vouloir ?! Tu l'a vue, recroquevillé sur ton lit ! Tu as vu comme elle pleurait ! Tu n'as pas de cœur, Blanche.
Je le savais. J'étais consciente de mon égoïsme profond. Mais je ne parvenais plus à raisonner correctement. Je n'arrivait plus à donner un sens à mes pensées. À éprouver de la compassion. J'étais simplement là, seule avec mon chagrin mêle de colère. Seule.
Soudain une pensée me traversa l'esprit; je ne pouvais pas m'échapper, comme je l'aurais voulu, pour ne plus jamais voir mon père. Mais je pouvais au moins faire en sorte de ne plus avoir à vivre près d'Estella...
Aussitôt cette pensée émise par mon cerveau, une autre, bien plus puissante l'arrêta instantanément.
Non. Je ne pouvais pas faire ça. J'avais besoin d'elle. Et pas seulement parce qu'elle m'étais utile. Depuis son arrivée, je n'étais plus seule. Elle était toujours là. Pour la première fois, j'avais eu ce qu'on pouvait appeler une amie. Je ne pouvais pas me permettre de tout gâcher, comme ça, à cause d'une simple dispute.Mais ce n'était pas n'importe quelle dispute... Elle avait manqué à sa parole... Non. Non, je ne pouvait pas faire ça. Estella avait déjà perdu sa mère, à cause de mon père. Je ne pouvait pas en plus lui faire perdre son travail.
Égoïste, me murmura la petite voix. Tu ne renonce pas à la jeter dehors pour elle, mais bel et bien pour toi.
Mais non, me rassurai-je. Pourquoi ferait-je cela ? Elle ne compte même pas tant que ça ! Elle m'a trahie...
Ce fut à l'instant même où cette pensée m'effleura, que je me rendis compte à quel point elle était fausse.
Non. Estella comptait pour moi. Plus que toute autre personne, en réalité. Comment avais-je pu ne pas m'en apercevoir ? Ne pas comprendre ?Estella était pour moi bien plus qu'une domestique. Bien plus qu'une demoiselle de compagnie. Bien plus qu'une sœur. Et... Peut-être bien... Plus qu'une amie.
Alors que ces mots s'insinuaient dans mon esprit, je compris. Je compris pourquoi elle était si différente pour moi de toutes les autres domestiques. Je compris quelle était cette étrange attirance que j'avais ressenti en la voyant pour la première fois, que je ressentais d'ailleurs toujours, et qui avait sans doute joué un rôle dans mon choix. Et je compris que je ne pourrais sans doute que très difficilement et au prix de gros sacrifices être heureuse, avec elle.
Peut-être même jamais.Parce qu'une fille avec une autre fille, c'est interdit. Totalement impossible. Ils nous tueraient. Ils prépareraient un bûcher et ils nous jetteraient dessus. Ils prétendraient que nous sommes victimes de magie, que nous avons une maladie, ou même que nous sommes possédées par le Diable en personne.
Et ils auraient peut-être raison. Peut-être que quelque chose ne tourne pas rond, chez moi... Peut-être que je suis mauvaise, malade, possédée... Peut-être que je suis différente...
Je n'avais jamais réfléchi à ça. Je n'avais jamais pensé aimer un jour une autre fille. Mais je savais. Et si je ne m'étais jamais posé de question, c'était parce que tout simplement, ça ne se faisait pas. Ça ne se POUVAIT pas. Ils ne l'accepteraient jamais... Ils nous élimineraient de leur petit monde bien tranquille, régit par ces lois stupides créées par leurs esprits fermés.Et pourquoi donc disais-je, nous ? Estella ne m'aimerait jamais. Jamais. Et elle aurait raison. Trop égoïste, trop gâtée, trop bête... Je n'étais pas assez bien pour elle. Et cela la mettrait en danger... Non, bien que cette pensée me brise le cœur, il valait mieux qu'elle soit heureuse avec quelqu'un d'autre. Un homme. Il n'y aurait jamais de "nous". Je ne pourrais pas supporter ce danger permanent, pour elle comme pour moi. Je devais arrêter de penser à ça. Et ne plus jamais laisser cette idée me traverser l'esprit. Cela ne me mènerait qu'à ma perte.
Qu'à la mort.Toujours était-il que je ne pouvais pas faire partir Stella. Je n'en aurais pas la force. Ni l'envie.
Et puis... Elle avait assez souffert, elle aussi. Elle venait d'apprendre que sa mère avait été assassinée par l'homme pour qui elle travaillait.
Il fallait que je l'aide. Que j'aille la voir. Je ne pouvais pas la laisser seule. Pas dans cet état.
Ma rancœur avait fondu comme la neige lors d'un doux matin de printemps. Tout mon chagrin, ma colère contre Estella s'était évaporé.
Je m'aperçus que je ne pouvais pas la détester. C'était plus fort que moi. Mes sentiments pour elle étaient trop forts.Je me levai alors, et pris le chemin de ma chambre. Il fallait que je la voie. Que je lui pardonne, en espérant qu'elle accepterait de faire de même.
Pourquoi ?
Parce que je l'aimais.
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Juste avec toi
RomanceParis, 1902. Estella vit avec son père dans un minuscule appartement, depuis la mort de sa mère. Chaque jour, elle doit travailler pour aider son père à payer les factures. Jusqu'à cette annonce, sa candidature envoyée, et enfin la lettre. Un mois...