*Blanche*
Depuis quelque temps, je sentais que l'attitude d'Estella envers moi avait changé. Oh, bien sûr, nous passions toujours beaucoup de temps ensemble, mais la plupart de ces moments étaient partagés avec Édouard.
Au début, cela m'avait fait très plaisir; j'avais toujours apprécié le frère de Maurice bien plus que mon cher promis lui-même, et j'étais ravie que Stella le trouve sympathique.
Or, il fallut à peine deux semaines pour que la distance commence à se creuser entre nous. Il n'y avait eu aucune dispute, aucun évènement particulier. Je n'étais même pas sûre qu'elle ait cette même impression, et nous n'en avions jamais parlé.
Pourtant, la différence était bien là, j'en étais persuadée. Car à mesure que Stella se rapprochait d'Édouard, elle s'éloignait peu à peu de moi.
En la présence du jeune homme, elle paraissait plus excitée, plus enthousiaste, au point que cela pouvait presque basculer dans l'excès. Elle souriait souvent, et lui jetait parfois de petits coups d'œil furtifs, comme pour vérifier qu'il était bien toujours là, que ce n'était pas un rêve.
J'avais peur de ce qu'il se passait, il me fallait bien l'avouer. Peur des sentiments d'Estella, et des miens aussi. Peur d'un jour éclater, sous la pression des regards qu'il leur arrivait d'échanger longuement, comme si soudainement, ils étaient seuls au monde. Peur de ce que je pourrait faire... Et surtout, de ce qu'ils pourraient faire.
Je pense que, d'une certaine manière, je savais ce qui allait se produire.
Et que j'en étais terrifiée.*Estella*
Je soupirai. Jeanne, l'une des femme de ménage, était absente pour des raisons familiales, et j'étais chargée de la remplacer. Bien sûr, je ne pouvais pas lui reprocher le fait que sa mère soit tombée gravement malade et risque de mourir, mais il n'empêchait qu'après une vingtaine d'aller-retour en portant des seaux d'eau vers les différentes pièces à nettoyer, j'étais en nage, et je ne me sentais pas d'une humeur des plus clémentes.
Je venais de sortir de ma chambre, où, après une toilette de chat, j'avais troqué mes vêtements souillés contre quelque chose de plus présentable, quand je croisai Édouard, au détour du couloir.
Comme d'habitude, mon cœur fit un bond dans ma poitrine et je sentis mes jours soudain chaudes se parer de rouge.
Un sourire adorable éclaira le visage du jeune homme lorsqu'il m'aperçut.
― Ah, Estella! Quelle bonne surprise, je te cherchais justement !
Il hésita un instant puis poursuivit:
― Il faut que je te fasse part de quelque chose. Que dirais-tu d'une petite promenade dans les jardins ?
J'acquiesçai, et nous sortîmes.
Après avoir échangé quelques banalités d'usage tout en admirant les magnifiques fleurs du parc, Édouard se dirigea vers un banc, et nous nous y assîmes.
Nous restâmes ainsi un moment, à écouter le chant des oiseaux, le bruissement de la brise dans les feuilles, et à sentir le soleil printanier sur nos peaux, dans une apparente tranquillité. Pourtant, mon cœur battait la chamade, et mes pensées bourdonnaient dans mon esprit comme les abeilles autour des fleurs, près de nous, et je savais qu'Édouard était probablement dans le même état, voire même pire. Nous étions tous deux conscients que ce moment était important, et nous voulions le faire durer le plus de temps possible, malgré notre impatience.
Enfin, au bout de quelques minutes qui me parurent durer des heures, Édouard pris la parole, après une grande inspiration:
― Estella, commença-t-il d'un ton solennel. Si je t'ai amenée ici, c'est parce que je ne peux pas rester plus longtemps dans l'ignorance. J'ai besoin d'une réponse.
Il s'arrêta un instant, paraissant réfléchir, puis continua:
― Depuis que je suis arrivé, et depuis que je t'ai rencontrée, je ne parvient plus à te chasser de mes pensées. Tu as assiégé mon cœur plus impitoyablement que n'importe quelle armée, et je sais que je ne parviendrai pas à m'échapper. Alors...
Il me fixa avec des yeux implorants, à la fois pleins d'amour et de souffrance. Je n'attendis pas qu'il ait terminé, de peur de fondre en larme.
Sans vraiment savoir comment, je me retrouvai si près de lui que j'en étais presque assise sur ses genoux. Et, sans plus réfléchir, je l'embrassai.
Je n'avais jamais embrassé qui que ce soit, auparavant. Il m'était arrivé d'en entendre parler, ou d'en lire la description dans un quelconque roman à l'eau de rose, mais jamais je m'étais attendu à ça. Une telle tendresse, une telle douceur. La délicatesse de ses lèvres, son odeur de fleur, la sensation vibrante de sa peau contre la mienne,... Je me sentais quelqu'un d'autre, tout d'un coup. Je me sentais belle, choyée, aimée. Et j'aimais en retour.
Nous nous embrassâmes longtemps. Je me sentais bien. Le soleil nous épiait timidement, ses doux rayons se posant sur notre amour tout neuf, nos lèvres jointes, et nos membres liés. Les feuilles murmuraient autour de nous, commentant peut-être nos ébats, attendries. La nature entière, plus éveillée que jamais, assistait à la scène, et pourtant, nous avions l'impression d'être seuls au monde.
À tel point que, tout à mon bien être, je ne remarquai pas le mouvement derrière les buissons, ni le léger craquement qui suivit.
*Blanche*
Après ma leçon de piano quotidienne, je me dirigeai vers la chambre de Stella. J'avais décidé de lui parler. Je voulais simplement savoir ce qui se passait, ce qu'elle ressentait pour Édouard. Bien que je sache que ce n'étaient pas vraiment mes affaires, je voulais être fixée.
En pénétrant dans la pièce, j'avais déjà préparé approximativement ce que j'allais dire. Mon souffle se faisait difficile, plus rapide, mon cœur battait plus fort, alors que je la cherchais du regard. Peine perdue: elle était à l'évidence absente.
J'étais arrivée trop tard.
Je sortit de la chambre à pas pressé, et traversai les couloirs jusqu'à tomber sur une une jeune domestique qui marchait d'un air affairé, un plumeau à la main. Je l'interpellai:
― Excuse-moi ? Aurais-tu vu ma demoiselle de compagnie, Mademoiselle Stella Veller ?
La fille secoua la tête en signe de dénégation, désolée.
Je la remerciai, et continuai mon chemin, prise d'un mauvais pressentiment.
Au détour d'un couloir, j'apperçut une autre servante, et réitérai ma question. Cette fois-ci, je pus apprendre qu'on avait vu Stella se diriger vers les jardins, en compagnie d'Édouard, quelques minutes plus tôt.
Je m'y précipitai, mon cœur cognant de plus en plus fort dans ma poitrine. Je savais déjà ce que j'allais trouver, mais je ne voulais pas y croire.
Quand je parvins enfin à ma destination, mon appréhension était devenue si envahissante que j'en avais mal. Je tendis l'oreille et perçut des voix, non loin de là, puis plus rien. Me faisant la plus discrète possible, je m'avançai dans leur direction, en prenant garde de ne pas quitter le couvert des buissons. Enfin, j'arrivai près d'un petit banc, sous un magnifique saule, et ce que je vis me porta un coup: Stella et Édouard, enlacés, s'embrassaient passionnément. La scène était si belle et si romantique que n'importe qui aurait été attendri. Moi-même, je ne pus m'empêcher de la contempler un moment, m'imaginant à la place d'Édouard, et... Je revins brutalement à la réalité. Ce n'était pas moi. Non, bien sûr que non, ce ne serait jamais moi.
Je sentis une larme brûlante couler sur ma joue, et je m'enfuis en courant, laissant derrière moi le jardin, les fleurs, le saule et deux tourtereaux qui, sans le savoir, m'avaient brisé le cœur.
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Juste avec toi
RomanceParis, 1902. Estella vit avec son père dans un minuscule appartement, depuis la mort de sa mère. Chaque jour, elle doit travailler pour aider son père à payer les factures. Jusqu'à cette annonce, sa candidature envoyée, et enfin la lettre. Un mois...