Entrevue

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"Quand j'ai écrit sur les nymphéas, je restais en apnée sous les nymphéas pour tirer sur les tiges. Comme ça elles restaient près de moi, vous comprenez ? Les tiges c'est le début des pensées pour un poète. Moi je ne m'intéresse pas aux "bourgeons scintillants par la rosée du matin". Ce qui m'intéresse, moi, ce sont les tiges : ces espèces de tentacules vertes tendues dans l'eau comme des piquets. Je slalome entre elles et je cueille la meilleure. Quand je la trouve, je chante les eaux sales des étangs, les fleurs des nénuphars et le bruissement des feuilles. Je n'entends ni ne voit rien d'autre à ce moment-là. Dans mes songes, savez-vous ce que je vois ? Des nymphéas. Des nymphéas antiques, des nymphéas modernes, des nymphéas contemporains. Mais que des nymphéas de toutes les formes et de toutes les couleurs. Si j'avais su un jour que ça existait de peindre des nymphéas, je m'y serais plongé plus tôt voyez-vous. A l'ombre des saules pleureurs et de la chaleur du printemps. Quand je mourrais, enterrez-moi au fond de l'étang s'il-vous-plait. Alors, j'entendrais Orphée chanter pour moi depuis la surface pour venir me chercher. Moi je ne veux parler que de nymphéas, vous voyez ? Sinon ça sert à quoi tout ça ? Qui peut comprendre mon envie d'attendre le saint nymphéa ? Je n'en peux plus de m'ennuyer seule. Rendez-moi mes beaux nymphéas. C'est avec eux que je veux m'ennuyer. Si j'avais  su que je les perdrais je n'aurais jamais foulé le sol du jardin divin. Si seulement j'avais pu regarder dans les yeux, l’œil divin qui a enchanté ces lieux.

Mes idées noires fleuriront à Giverny.

La prochaine fois que j'y retournerai, je veux y aller seule. Sans famille. Sans amis. Je veux le voir seule. Et quand j'irais, le monde s'arrêtera de tourner pour eux et il commencera enfin à tourner pour moi. Je ne m'empresse pas de dire que les limbes verdâtres des étangs. Car je perdrais la face aussi tôt de mentir effrontément. Mes étangs sont profonds, limpides et verts. Et pour tout au monde je me baignerai dans du vert. Combien, quand j'étais petite, j'ai voulu me noyer dedans, assez pour être bénie par les nymphéas. Au détour de la librairie Armand Colin, je regardais les beaux immeubles parisiens se superposer comme dans les œuvres de Verlaine et Baudelaire. Et si j'avais pu ne serait-ce qu'un instant écouter mon cœur, j'aurais pu entendre le rivage des bassins mais non. Rien d'autre que des klaxons sanglants, des cris cinglants et des rires sanglotants. Et la pluie en filets battante me glace déjà le sang parce que ce n'est pas l'eau des bassins. De toute façon, vous êtes au courant. Rien n'est aussi splendide que mes doux nymphéas. De Rio au Gandhinagar, rien n'égale les roseaux tant chéris de mon enfance et si je les avais cueilli alors j'aurais aussi cueilli mon cœur. Mon cœur que j'ai laissé dans les roseaux de Giverny. Mon âme que j'ai donné aux nymphéas. Quand j'aurais fini mes plantes, il sera trop tard pour aller à Giverny. Giverny. Giverny. Cela sonne comme le tintement des carillons, le battement d'ailes de papillons, les nuages en tourbillons. Giverny, le nom d'une commune ne m'a jamais paru aussi court. J'aurais aimé faire durer le plaisir mais tant de regrets me retiennent."

NymphéasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant