Délivrances, partie 1

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Nouvelle écrite pour le concours des Halliennales 2015.

TW : Consommation d'alcool.

***

La vieille porte en ferraille grinça lorsque je la poussai. La serre de grand-mère était parfaitement inondée par le soleil, si bien qu'il y régnait une chaleur étouffante. Je bloquai la porte d'entrée avec une cale. Ma cousine Aline courut ouvrir celle du fond. Le vent s'engouffra rapidement, créant des courants d'airs et faisant baisser la température de quelques degrés.

Des carrés de fleurs rouges, bleues, violettes, oranges, roses, blanches et jaunes se côtoyaient dans de grands bacs de jardinage surélevés et bien alignés, donnant l'impression d'un patchwork végétal. En dessous trainait tout un tas de boîtes hermétiques contenant du matériel utile, tel que des sécateurs et des pots, mais également des fournitures plus étranges, comme de l'encens et des bougies.

Le système d'arrosage automatique fonctionnait encore. Des brumisateurs vaporisaient régulièrement de fines gouttelettes d'eau au-dessus de certaines plantes. Au sol, de nombreuses flaques rendaient la tomette ocre glissante. Au fond, près de la porte, se trouvait le bureau de mamie composé d'une table, de deux chaises en fer forgé, d'une petite console sur laquelle reposait un tourne-disque et de deux étagères remplies de calepins et de préparations de plantes séchées en tout genre.

Des oiseaux passaient de temps à autre au-dessus de la verrière. Rien d'autre ne bougeait à l'extérieur. La propriété se dressait au milieu de nulle part.

Aline éternua. Elle était allergique au pollen, au grand dam de notre grand-mère qui s'était passionnée pour les fleurs durant toute sa vie.

Mamie était morte depuis une semaine. Ni mes parents, ni ceux de ma cousine n'avaient eu le courage de venir trier ses affaires. Aline et moi nous étions donc portées volontaires.

Mais, à présent que je sentais le parfum mélangé des fleurs, l'odeur inoubliable de grand-mère, la tristesse m'envahit. Nostalgique, j'avançais doucement. Aline fouillait déjà le bureau. Elle y trouva un carton de vieux disques vinyles.

Elle en mit un dans le tourne-disque et un rythme entrainant de jazz retentit dans la serre. Son odeur de fleurs et sa musique préférée, j'eus brusquement le sentiment que mamie nous couvait de son regard profond. Émue, je m'arrêtai.

Aline avança vers moi et colla son front au mien, une habitude entre elle et moi qui nous apaisait toujours. Ses cheveux châtains se mélangeaient à mes cheveux bruns. Ses yeux, verts et malicieux, plongeaient dans les miens, noirs et mystérieux. Nos respirations se calaient l'une sur l'autre.

Ne t'en fais pas Noémie, me consola-t-elle. J'ai prévu de quoi nous donner du courage. Ne nous laissons pas abattre ! Grand-mère aurait détesté qu'on le fasse.

Elle sortit de son sac une bouteille de vin blanc ainsi que deux verres et nous servit. Je bus une grande gorgée avant de commencer le rangement et sentis un peu de force me revenir.

Pour trier, il s'agissait de ne pas trop réfléchir. Chaque objet, chaque plante et chaque morceau de papier nous évoquaient des souvenirs. Pourtant il fallait faire des choix, jeter ou garder.

Quel laborieux travail de classer la vie entière d'une personne aimée !

Néanmoins les boîtes de mamie se vidaient, la bouteille également. Bientôt Aline en déboucha une autre. L'alcool était doux et fruité, parfait pour prendre par surprise et enivrer. En un rien de temps, je marchais de travers et riais pour un oui ou pour un non. Aline s'était mise à danser. Si nos parents nous voyaient ainsi, avinées sur la propriété de mamie, ils seraient sans doute légèrement indignés.

Les grillons s'étaient mis à chanter. Le soleil avait entamé sa descente. La lumière avait presque disparu lorsque la première partie de notre labeur s'acheva. Avant de nous attaquer au bureau, j'allumai des bougies disposées tout autour. Aline sirotait son verre en feuilletant des carnets.

Noémie, tu te souviens des histoires étranges que nous racontait mamie ? Eh bien, je crois qu'elle était réellement une sorcière, me dit-elle d'une voix déformée par l'ébriété.

Je regardai par-dessus son épaule, collant ma poitrine et mon ventre contre son dos. Le vin nous avait donné chaud. Nous avions jeté nos chemisiers sur une petite armoire d'apothicaire dans un coin de la serre. Le débardeur en coton que je portais devenait tout de même légèrement insupportable. Nous lûmes plusieurs pages du carnet détaillant divers rituels. Les ingrédients énumérés étaient présents sur les étagères.

Veux-tu en essayer un ? me proposa ma cousine.

Prenant pour excuse le rangement qui nous attendait encore, je m'éloignai. Elle insista, pleurnichant comme quand nous étions enfants et que je ne voulais pas jouer aux jeux qu'elle me proposait. Soudain, oubliant ses larmes de crocodile, elle s'exclama avoir trouvé le rituel parfait.

Le vœu de renaissance : recommencer à zéro en gardant les expériences acquises, quoi de mieux pour rattraper ses erreurs, parcourut-elle à haute voix. Il faut, grâce à quelques ingrédients, rendre magique une simple feuille de papier.

Elle continua de lire pour elle-même. Un frisson me parcouru la colonne vertébrale.

C'est très facile. En fait, c'est comme faire un gâteau, finit-elle par me déclarer. Écoute ! À la fin cela dit : écrivez avec votre sang la date à laquelle vous voudriez recommencer votre vie. Allez, Noémie ! Je suis sûre que tu saurais quoi en faire de ce rituel.

Je ne croyais pas à la magie. Pourtant Aline avait vu juste. Un léger espoir vibrait en moi. Je n'avais même pas à réfléchir pour choisir une date. Un jour me hantait depuis déjà quinze ans : la naissance de Rose, ma fille ainée. Pouvoir revivre ma première maternité en effaçant mes erreurs était mon souhait le plus cher. Dès ses premiers jours de vie mon bébé avait été malade : pleurs incessants, vomissements, diarrhées, eczéma, infections, œdèmes, malaises, détresses respiratoires ... Néanmoins peu de médecins avaient été à notre écoute.

Ils s'étaient contentés de soulager les symptômes sans en chercher la cause. Mon mari avait trouvé refuge dans son travail. Moi, j'avais sombré dans une dépression profonde et destructrice. Si nous avions été moins faibles, notre vie aurait pu être différente.

Oui, s'il fallait que je recommence une partie de mon existence, ce serait celle-là. Je récupérerais ces années qui nous avaient été cruellement volées. Désormais Rose, mon mari et moi-même nous portions merveilleusement bien. Pourtant cette période avait laissé une plaie béante dans mon cœur.

Aline avait déjà attrapé une feuille de papier et commençait à chercher les ingrédients sur l'étagère.

Allez on essaye ! Quelle date choisis-tu ? me demanda-t-elle interrompant ainsi le cours de mes pensées.

Nouvelles sorcièresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant