Chapitre sans titre 27

30 4 6
                                    

Syndrome de la page noire : plein de mots, aucun sens. Peindre les yeux fermés avec des couleurs aléatoires, chanter des chansons qui n'ont pas de paroles et pas de mélodie. Plein de mots, aucun sens. Le tout à un goût de confusion surréaliste qui donne la nausée. 

Voilà, AUCUN sens. 

~

- T'as l'air à moitié morte la moitié du temps. Le reste, tu dors. On dirait un chat d'ailleurs, un chat malicieux qui court sur la corniche d'un gratte-ciel justement parce qu'il sait que c'est dangereux. Mais un chat qui aurait épuisé toutes ses vies et qui finit par dormir sous une feuille de tôle pour se protéger d'un froid qu'il ne peut plus ressentir. Tu vois ? 

- Non. 

- C'est pas grave. J'ai l'habitude qu'on comprenne pas, et pour cause, moi non plus je comprends pas.

- J'ai l'impression de pas exister, d'être une photocopie en noir et blanc de moi-même. Pâle, décharnée. 

- Tu me fais penser à un truc. Ca te dirait d'aller au ciné ? 

- Quand ça sera rouvert ?

- Non, on y va maintenant. 

- Bon. 

~

Le ciel est tout bleu. Un bleu effacé, troublant, un bleu myosotis, qui se bat et qui vit jusque dans les fractures de béton. Qu'on arrache et qui revient : c'est coriace, un ciel tout bleu. 

Le cinéma, c'est pas un cinéma de ville. Pas de sièges confortables, pas de place pour acheter du pop-corn, pas d'occultation complète de la salle. Un film par semaine, le mercredi ou le samedi, et qu'un seul choix d'œuvre, souvent des essais de la spé cinéma du patelin voisin, ou des blockbuster déjà vus, ou des comédies bien françaises. L'endroit sert aussi de salle des fêtes, et de théâtre pour ceux qui veulent bien venir y jouer. 

Aujourd'hui, c'est fermé, comme depuis un an. Mais le lieu est tellement vétuste que n'importe qui peut rentrer en soulevant le loquet défoncé de la porte de derrière. 

- Assis toi, faut que je te raconte une histoire. 

J'aime bien comment tu dis "faut" comme si c'était d'une nécessité vitale. Rien qu'à cette idée, je pourrais t'aimer. 

- C'est de qui ? 

- De moi, tu vas adorer. Ou détester. Bah, si tu détestes, t'auras au moins ressenti un truc. 

Je tire une chaise en plastique, sans accoudoir et inconfortable à en crever, et tu montes sur la misérable scène qui est à peine une estrade. De ta poche, tes doigts sortent une feuille de papier pliée, et je me demande si tu l'avais déjà sur toi quand on s'est retrouvés en début d'après-midi. 

- C'est mon histoire. J'ai envie de te donner le contexte, mais il n'y en a pas vraiment. C'est une histoire pleine de prénoms qui basculent. 

Grande inspiration. Le ciel est vert, à travers les fenêtres jaunes et crasseuses, la lumière tombe comme le rideau qui aurait dû se lever, là, maintenant. Comme le voile que tu as décidé de déchirer par tes mots. 

- Il s'appelait Mathieu. Je m'appelais Mathieu. 

L'écran se fixe, le souffle se perd. 

- Pour éviter de crever en bas des marches, je suis monté tout en haut. Le plongeoir était la rambarde d'un pont, au dessus de l'eau, torrentielle, qui charriait des hectolitres de flots, noirs, sur lesquels dansaient les gens sans soucis. Je vivais à la Rochelle, à cette époque. Le ciel était piqueté d'étoiles, comme les rivières de diamants des femmes, comme le reflet de l'eau, j'ai écarté les bras. Un peu de sang coulait, un vrai maquillage de pauvre, j'ai écarté les bras, comme pour attraper le ciel qui fuyait des deux côtés. 

Tu sais pas découper un texte, y a des inspirations partout. J'aime bien, ça rend vivant. 

- La sensation est la meilleure, la sensation est la pire, comme chuter. Une chute longue, douloureuse. C'est plus tomber à l'intérieur de soi, que de se laisser aller à l'extérieur. Oh, bien vite, le corps heurte le sol de pierre, de sel, de pollution humide. L'eau assourdit, aveugle, rend tout si piquant, si salé, si amer. Les larmes peuvent suivre, on ne les sens pas. 

Respiration. 

- Et puis les vêtements s'alourdissent, comme les paupières. Mais, le serpent à l'intérieur s'agite, il veut vivre, vibrer, respirer. Il essaie de te sauver, de se sauver. Le bateau hurle, ou du moins, c'est ce qu'on croit, ceux qui hurlent ce ne sont pas les spectres de la mécanique, ou les rouages tranquilles de l'embarcation, mais les gens dessus, les riches hypocrites, les onéreux menteurs, dont le corps vaut mille fois plus que l'esprit. Ils t'ont repéré, ils viennent te tirer de l'eau. 

Respiration. La tête entre les mains, fragile, délicat. Puissant, aussi. 

- Mathieu est mort, ce soir-là. Et je suis ressorti des flots. Un nouveau moi, un nouveau nom, un nouveau départ. Mon histoire, celle que les adultes appelle crise existentielle, besoin d'attention. Celle qu'ils ont vécue, comprise, oubliée, celle que j'oublierai aussi, d'ailleurs. C'est pour ça, qu'il ne faut pas vieillir. On oublie ce qu'on est un peu vite, et on se présente machinalement, comme on nous l'a bien appris. Hé bien moi, si j'ai envie de ne plus jamais être Mathieu ? De me regarder dans la glace et pouvoir me mettre à hurler :  Enchanté, je m'appelle Sacha ! 

Tu plies le papier, et le froisse en me souriant. 

- Alors ? 

- J'ai pas tout compris. Et j'adore ça. 





Boule de papierOù les histoires vivent. Découvrez maintenant