𝟺 | 𝚚𝚞𝚊𝚝𝚛𝚎

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Bonne lecture !

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Spencer revient, de temps en temps. C'est assez régulier, en vérité, car il y a des jours où il termine plus tôt et peut se permettre de rester une trentaine de minutes dans le parc, et il y a des jours où ses cours s'étirent tellement qu'il doit rentrer rapidement chez lui, au risque d'inquiéter sa mère.

Cette fois, il s'est lui-même offert le luxe de louper les deux dernières heures de son vendredi. Il s'avance dans le parc, entre les feuilles mortes des arbres et les quelques promeneurs (ils sont plus rares, évidemment car il fait de plus en plus froid) jusqu'à rejoindre la place où les plateaux sont installés, fixés au sol.

Son chemin croise celui d'un homme qu'il voit souvent parmi les spectateurs (ceux qui ne jouent jamais, qui se contentent de regarder) et Spencer baisse les yeux sur ses chaussures - ses chaussettes dépareillées en dépassent légèrement. Il grandit en ce moment, alors son jean est déjà trop court. Pourtant, il a toujours l'impression d'être si petit.

- Oh, Spencer ! s'exclame Marc quand il se glisse sur la chaise face à lui. Tu tombes bien je viens justement de....

Ses yeux se posent sur son visage, et son sourire disparaît.

- Putain de merde, qui t'a fait ça ?

Son presque cri attire le regard de plusieurs personnes autour d'eux, et George se lève de sa chaise pour clopiner jusqu'à lui. Les bruits se taisent, l'atmosphère se tend soudain, et Spencer ne relève pas la tête.

- Qu'est-ce qui se passe ? murmure quelqu'un.

- Le gamin, regarde son visage.

- Merde alors.

Le pansement sur le coin de sa bouche, sa pommette violette, son front à vif, les dernières traces de sang sous son nez. Il sent chaque centimètre de sa peau un peu sensible, et renifle directement avant de retenir une grimace.

Sa mère ne va pas être contente du tout. Et au fond de lui, l'idée que son visage abîmé puisse provoquer chez elle une nouvelle crise, aussi violente que celle de la semaine passée, lui retourne l'estomac.

Son estomac, qu'il a déjà vidé dans les toilettes du lycée avant de se mettre en route, se tord à nouveau. L'infirmière lui a demandé si elle devait appeler ses parents (ou : le numéro de la vieille dame du dessus que Spencer a inscrit sur son dossier d'inscription) et il a refusé net.

- Spencer, qu'est-ce qui t'est arrivé ?

Il serre les lèvres.

- Juste des problèmes à l'école, souffle-t-il la gorge nouée. C'est rien.

Les sourcils de George se froncent, et sa voix gronde presque :

- C'est rien ? Petit, t'as encore du sang dans les cheveux ! Qui t'a fait ça ?

Il n'a pas crié, mais Spencer déteste quand quelqu'un parle fort pour s'adresser à lui : il se tend, et ses mains se resserrent sur son pantalon.

- Je...

- Spencer, reprend Marc en faisant des gestes aux autres pour qu'ils s'éloignent pour leur laisser de l'air.

Et la foule finit par s'écarter largement, laissant George s'asseoir sur la chaise d'à côté. Plus personne ne joue. Spencer à l'impression d'entendre son propre cœur battre. Il ne sait pas trop pourquoi il est venu.

- Dis-nous ce qui s'est passé.

Marc est gentil. George aussi. Il y a une femme qui l'observe en silence, une femme muette qui lui sourit toujours quand leurs regards se croisent. Ils attendent tous. Et l'homme qu'il a croisé en venant a apparemment fait demi-tour.

- Je suis.... j'ai dix ans, et je suis au lycée. C'est comme ça. L'équipe de basket a déjà perdu les championnats, directement au premier tour, et je... je passais par là.

- Tu passais par là ?

Il hausse les épaules. Tends la main vers le cavalier devant lui, et l'avance. La partie devant lui n'est pas terminée, et il se concentre dessus. Il faut qu'il se concentre dessus, au risque de se laisser avoir par la boule dans sa gorge et par la douleur dans sa poitrine.

Ne pas pleurer. Tout le monde attend qu'il pleure, ils n'attendent tous que ça, qu'il craque enfin.

- C'est pas grave, insiste-t-il. Pas de commotion ou de réelles blessures, et pas besoin de suture.

- Pas besoin de suture ?

Marc et George échangent un regard. Marc tend la main, et répond à son mouvement en bougeant un pion. Spencer se dépêche de répliquer.

- Petit, tu veux pas en parler à quelqu'un ?

- Je serai diplômé l'année prochaine, répond-il comme si ça excuse tout.

Il peut gagner, simplement en bougeant son fou. Il déplace un pion.

- Je... je serai diplômé et je pourrais m'occuper de maman. Je pourrais essayer de trouver quelque chose pour gagner de l'argent et... et économiser pour la fac ou, ou pour lui acheter des livres parce qu'elle adore lire et que je... je peux pas l'inquiéter avec des choses comme ça et...

Et rien ne peut être pire que rester des heures, seul dans la nuit, attaché nu à un des buts du terrain de foot. Rien ne peut être pire que de retrouver des crachats dans ses affaires qu'il a déjà du mal à payer. Que de se retrouver entraîné dans une salle vide pour qu'on lui enlève son pantalon, histoire de vérifier s'il commence à être un homme.

Pour lui, rien ne peut être pire. Pour lui, quelques coups, c'est rapide, c'est direct, et c'est presque mieux.

Presque. Presque, parce que pour sa mère, c'est affreux. Parce que pour elle, c'est terrible. Parce que ça, ça se voit, ça se sent, ça se touche ; parce qu'elle ne voit que son visage, et pas le reste. Sa mère a le don d'être tout à coup très lucide quand Spencer rentre à la maison avec de petites blessures. Il ne veut pas la retrouver encore une fois toute habillée dans la douche, ou pire.

- Spencer, tu...

Une main se pose sur son épaule, et il s'en dégage brusquement, tellement que son geste l'emporte en arrière et sa chaise bascule. Son corps s'écrase sur le sol froid. Il renifle, regarde ses mains sales en se sentant pâlir et l'estomac en vrac, et se redresse brutalement en attrapant son sac.

- Spencer !

Il court, traverse la petite foule, fixe le sol, et s'enfuit loin du parc.

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Des bisous !

Vaste est l'horizon || Spencer ReidOù les histoires vivent. Découvrez maintenant