𝟸 | 𝚍𝚎𝚞𝚡

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Bonne lecture !

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Spencer revient une deuxième fois, puis une troisième. La quatrième fois arrive un jour assez gris, alors qu'il vient de quitter le lycée en ayant séché le cours de sport.

— Oh, Spencer ! Viens par ici, j'ai personne.

Il y a huit tables en tout, qui ont apparemment été installées par la ville. Huit tables, et une quinzaine de personnes vivant dans la rue toute l'année, qui se réunissent ici plus ou moins tous les jours. Les pièces, ce sont des cadeaux : des gens qui peuvent en acheter et qui viennent régulièrement jouer ici, préférant laisser leurs cavaliers, leurs reines et leurs rois à ceux qui n'en bougent pas.

Spencer s'approche. La dernière fois, il a dû attendre qu'une partie se termine avant de pouvoir jouer, et il a eu le temps de terminer son livre (un livre d'histoire, censé lui permettre de ratisser le programme du premier trimestre dans ce cours). Il a récolté quelques regards ahuris, quand des gens l'ont vu tourner les pages et glisser ses doigts sur les mots.

Il a l'impression d'aller un peu plus vite chaque jour. Peut-être pourra-t-il finalement lire 20 000 mots par minute s'il s'entraîne assez.

— Viens t'asseoir, bonhomme. Un gars est venu hier et m'a montré une nouvelle tactique, faut que tu me dises ce que t'en penses.

Il lui sourit, et Spencer est toujours étonné de constater que ce sourire (tous ces sourires, ces rires, et ces tapes sur l'épaule qui le mettent à la fois mal à l'aise et qui le rendent heureux) a l'air parfaitement sincère.

— Tu peux prendre les noirs ?

Spencer acquiesce. Il sort son mouchoir, s'installe correctement, et presque aussitôt quelques personnes le remarquent et s'approchent. Ce sont souvent les mêmes, alors quand il croise le regard intéressé d'un homme qu'il n'a jamais vu, il met une seconde de plus à tourner la tête dans l'autre sens.

George est à côté de lui, tout à coup : il est arrivé en boitant un peu, avec sa canne, comme toujours.

— Hé, petit. Comment ça va ?

— Ça va.

Spencer tend la main, et bouge un pion en même temps.

— Je me demandais... tu sais, je veux pas faire mon vieux rabat-joie, mais t'as pas école ?

— Si. Je viens après.

— Ils te laissent partir tout seul ?

Spencer relève la tête, et croise son regard. Il prend un instant pour étudier son expression, et repose ensuite les yeux sur le plateau. Il commence à voir la tactique utilisée, il se souvient avoir lu quelque chose dessus à la bibliothèque.

— Oui. Les grilles du lycée sont toujours ouvertes.

Soudain, les conversations s'arrêtent autour de lui, et Spencer prend son temps pour bouger sa prochaine pièce. Il voit une quinzaine de possibilités, de chemins tracés en fonction de chaque mouvement que son adversaire va faire.

— Du lycée ? dit finalement quelqu'un.

— Ah, je croyais avoir mal entendu.

— Désolé, petit, mais t'as quel âge ? Parce que ma fille est allée au lycée, et elle avait pas l'air d'avoir sept ans...

Spencer se retourne vers celui qui a parlé, les sourcils froncés. Sa bouche se tord.

— J'ai bientôt onze ans.

Il bouge sa tour.

— Échec, souffle-t-il.

— Merde. Vous pouvez pas continuer à essayer de le déconcentrer ?

— Marc, désolé mec mais tu sais très bien que ça va pas marcher. Il va te botter le cul.

Une main se pose sur son épaule, et Spencer se tend tellement que la personne qui l'a posée là la retire immédiatement.

— Spencer, reprend George. Ça veut dire que t'as dix ans. On va dire qu'on te croit pour le lycée, étant donné que tu... (il fait un mouvement large en direction du plateau) arrives à faire tout ça, mais... tes parents te laissent sortir comme ça ?

Au poignet de Spencer, sa montre trop lourde lui indique l'heure et il dit, pas très fort :

— J'ai encore quinze minutes. Ma mère me... fait confiance.

Il s'en veut de mentir ainsi, juste un peu, car ces gens sont si sincères que ça alourdit son cœur. Sa mère se base en grande partie sur la routine, alors il doit être à l'appartement à une heure précise pour pouvoir remplacer leur voisine qui prend gentiment soin de ses repas quand il est absent (contre compensation monétaire, Spencer a compris comment le monde marchait à peine quelques mois après le départ de son père). Il se charge des courses, quand sa mère oublie ou devient tout à coup certaine que le caissier travaille pour le gouvernement et veut tout faire pour les séparer.

Bien heureusement, leur quartier est tellement pourri que personne ne fait attention à un gamin qui se promène tout seul, va faire les courses, et fait des paris sportifs pour gagner assez d'argent pour le loyer. Tout est plus ou moins une question de calculs. (Et bien sûr il y a le voisin au premier étage qui le paye pour sortir des statistiques et évaluer des probabilités concernant des affaires plus ou moins louches).

Sa mère lui fait confiance, ça au moins ce n'est pas un mensonge. En vérité, son fils est la seule personne au monde à qui elle fait confiance, quand elle ne prend pas correctement les médicaments qu'il parvient à obtenir chez l'apothicaire d'en face (qui vend de la drogue et qui fume tellement dans son magasin que Spencer doit sûrement être positif au THC à l'heure qu'il est, mais pour sa défense il est très gentil).

— D'accord, dit George avec un sourire un peu hésitant qui prouve qu'il a en partie compris. D'accord, gamin.

Mais avec tous les yeux tournés vers lui, Spencer a du mal à déglutir. Il tend la main, bouge sa reine, et marmonne :

— Échec et mat. Je vais y aller.

Le visage de Marc est défait quand Spencer saute presque de sa chaise pour reprendre son sac. George a l'air de se sentir coupable, et les gens s'écartent pour le laisser partir.

— Reviens quand tu veux, Spencer. D'accord ? Quand tu veux !

Spencer est déjà loin dans les allées terreuses.

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Des bisous !

Vaste est l'horizon || Spencer ReidOù les histoires vivent. Découvrez maintenant