« Pourquoi ton regard est si sombre ? » lui avait demandé une fille de sa classe durant sa dernière année au lycée. C'était le jour de ses dix-huit ans. Hana s'était fait particulièrement belle. Elle avait mis sa robe mauve et souligné son regard bleu en quelques coups de mascara, paré ses oreilles de bijoux et arrangé ses cheveux pour que leurs boucles ne soient pas trop chaotiques. Toute la journée n'avait été rythmée que de compliments, de « joyeux anniversaire » épars, de plaisanteries sur le fait qu'elle était désormais majeure. Elle avait tellement souri et réitéré des « merci » faussement enthousiastes qu'à la fin des cours, elle en avait mal à la mâchoire. Elle s'était tout du long tenue droite, à la façon d'une fleur qui se dresse en direction du soleil. Elle avait passé son temps à défroisser sa robe, coiffer ses cheveux, vérifier son maquillage, comme une façon de remettre en position son masque, de veiller à ce qu'il ne tombe pas. Tous les yeux étaient rivés sur elle, toutes les bouches ne parlaient que d'elle. Hana était populaire et son anniversaire était un grand événement. On ne voyait qu'elle, ou du moins, on ne voyait que le masque qu'elle portait. À la moindre faille, à la moindre maladresse, elle risquait de montrer ce qu'elle devait dissimuler, et cette idée la terrorisait. Elle ne voulait pas être rejetée, elle ne voulait pas se retrouver seule. Le monde était terrifiant, et il l'aurait encore plus été si elle avait dû s'y confronter seule.
« Ton regard est si sombre. » Cette fille-là, Hana ne connaissait que son nom. Yume. Yume avait lu en elle comme dans un livre. Les yeux d'Hana avaient la couleur des myosotis, tout le monde les lui complimentaient, tout le monde les trouvait beaux et attendrissants. Personne ne lui avait jamais dit que son regard était sombre, car ce n'était pas ce qu'elle montrait aux autres. Elle était un livre que seule Yume avait pris le temps de feuilleter, une fleur trompeuse que seule Yume avait réellement observée. Elles ne se connaissaient pourtant que vaguement. Elles étaient dans la même classe et Hana avait plus d'une fois remarqué Yume, toujours recluse dans sa bulle, à l'écart de tout le reste, mais elles ne s'étaient jamais parlé. Elles étaient l'opposé l'une de l'autre, comme s'il y avait une vitre entre elles. La vitre, c'était les autres. Hana était obnubilée par eux, et Yume ne s'en approchait pas. Mais ce soir-là, dans les couloirs du lycée à dix-huit heures passées, elles étaient seules et rien ne les séparait.
« Si sombre. » Hana s'était une fois de plus regardée dans le miroir lorsqu'elle était rentrée chez elle. Elle n'aimait pas ce qu'elle voyait. Elle ne l'avait jamais vraiment aimé. Elle ne se trouvait pas si belle que ça. La fatigue marquait des cernes sous son fond de teint et son corps, une fois débarrassé de sa jolie robe bien ajustée, n'avait aucunement l'allure qu'elle aurait aimé qu'il ait. Tout n'était que déguisement, de son physique à son comportement. Son masque la démangeait, elle détestait le porter, et pourtant elle haïssait encore plus le bourgeon qu'elle était sans tous ses artifices. Rien n'allait, au fond tout comme en apparence, comme si sa personne entière était à jeter.
« Sombre. » Yume avait raison. Hana était sombre, elle n'était pas la fleur à la corolle veloutée qu'elle rêvait d'être et que les autres croyaient percevoir en elle. Elle était un bourgeon qui ne grandirait jamais.