À sa fête d'anniversaire, les amis d'Hana l'étouffèrent sous les câlins et des avalanches de cadeaux. Il y avait beaucoup de monde mais elle n'en connaissait qu'à peine la moitié. On ne l'avait pas consultée avant d'envoyer les invitations – évidemment, c'était une fête surprise. Elle aurait tout de même préféré qu'on lui en parle d'abord ; elle n'aimait pas l'idée de célébrer son anniversaire avec des inconnus.
La soirée se déroulait chez un garçon de son lycée dont les parents étaient absents. Hana ne savait rien de lui mais ledit garçon n'arrêtait pas de la dévorer des yeux, ce qui la mettait grandement mal à l'aise. Les autres plaisantaient à ce propos, incitant l'un et l'autre à se rapprocher. « Hana n'en serait pas à son premier coup d'essai », rigola quelqu'un. « Elle est sortie avec au moins dix gars depuis le collège », rajouta un autre. Hana serrait les doigts autour de son verre de punch. C'étaient d'anodines moqueries, mais elle n'aimait pas cette façon qu'on avait de parler d'elle.
« Alors je serai peut-être le onzième », répondit le garçon sans la lâcher des yeux. Elle en eut des frissons. Son regard n'était pas amoureux, il était seulement désireux. Hana était belle, Hana était populaire et Hana était facile. C'était tout ce qu'il voyait. Tout ce qu'elle montrait.
Elle jeta un regard tout autour d'elle. Les gens n'aimaient que ce qui ravissait leurs yeux. Si Hana avait été laide, si elle avait montré le bourgeon tout au fond d'elle, elle n'aurait intéressé personne. Elle avait pensé pouvoir tenir le coup, garder son masque et jouer la comédie comme elle l'aurait fait sur une vraie scène, mais elle se demandait maintenant à quoi bon. Ce n'était même plus vraiment son anniversaire qu'on célébrait. C'était celui de cette fleur qu'elle prétendait être. Cette fleur qui suit le mouvement, qui sourit à tout le monde, qui ne dit jamais non, qui n'est jamais de mauvaise humeur, qui n'est pas dérangée à l'idée de fêter ses dix-huit ans avec des personnes qu'elle ne connaît pas, qui ne dit rien quand on se moque d'elle sous la forme de soi-disant gentilles plaisanteries. Hana n'était pas cette fleur. Tout au fond, elle détestait l'idée qu'on parle d'elle comme si tout ce qu'elle avait enduré en silence, tous ces « non » qu'elle avait tournés en « oui » pour ne pas ruiner son image et ne blesser personne, n'était qu'une blague, ne faisait d'elle qu'une fille facile, et jolie de surcroît ; en soi, une poupée qu'on s'échange. Elle passait entre les mains de ses amis qui se renouvelaient chaque année – sûrement se lassait-on un peu d'elle au bout de douze mois –, puis celles des garçons jusqu'à ce qu'ils lui trouvent des défauts, comme si son existence se résumait à cela : divertir les gens, ravir leurs yeux, combler leur désir, puis être mise de côté pour se faire récupérer par un nouveau groupe au septembre d'après, et ainsi de suite.
L'air était devenu irrespirable dans ce petit salon où s'agglutinaient tous ces invités dont elle ne savait pas même le prénom. Hana quitta la pièce, informant ses amis qu'elle allait à la salle de bain. Là-bas, son reflet lui lança un regard réprobateur. « Et voilà, tu te caches encore », semblait-il lui reprocher. Il fallait dire qu'Hana avait pris la fâcheuse manie de s'isoler dans la salle de bain à chaque fête, non pas par besoin d'être seule mais parce qu'elle avait son masque à surveiller. Les cernes à cacher, les mèches à coiffer, les lèvres à colorer. Encore et encore, de crainte que tout s'efface et ne laisse place qu'au bourgeon apeuré.
Alors qu'elle sortait machinalement son gloss, comme un réflexe, prête à rougir une énième fois son visage, elle s'arrêta. La même question se répétait en boucle. À quoi bon ? À quoi bon ? À quoi bon ? Ses iris dans le miroir s'étaient assombris, comme si le bleu de ses yeux se couvrait de nuages. C'était son regard normal, sans artifice, sans joie forcée. Le regard du bourgeon, le seul qui la représentait réellement. Colorier son visage n'y changerait rien.
Quelqu'un frappa à la porte de la salle de bain, et une de ses amies entra pour se passer de l'eau sur le visage. Elles s'échangèrent quelques banalités. « Il fait vraiment chaud ici », « la fête est sympa », « je suis déjà fatiguée », « il ne reste presque plus de punch ». Hana supportait bien ces échanges d'ordinaire, elle savait même les apprécier. Elle se sentait toujours rassurée lorsqu'on lui parlait. Elle avait la peur excessive de se retrouver seule et de devoir se confronter au monde sans personne. Ce soir-là pourtant, Hana se sentit lassée, plus encore lorsque son amie complimenta sa nouvelle robe, comme si, finalement, il n'y avait que ça qui importait.
Ton regard est si sombre. Cette fille, Yume, elle ne l'avait jamais flattée. Elle n'avait jamais fait d'éloge sur Hana, ne l'avait jamais idolâtrée pour sa simple beauté. C'était même le contraire. Hana aurait peut-être dû lui en vouloir de lui avoir parlé aussi directement, et pourtant, elle savait que rien de méchant n'était sorti des lèvres de Yume. C'était la vérité. Les nuages dans les yeux d'Hana étaient grisés, presque orageux. Ironiquement, les intempéries qu'elle craignait à s'en rendre malade se trouvaient à l'intérieur de sa propre tête.
– Tu ne te remets pas du gloss ? demanda son amie en voyant Hana ranger sa trousse de maquillage sans avoir retouché à son visage.
Levant le regard vers son reflet, Hana contempla quelques secondes ses cernes qui commençaient à se percevoir même sous sa couche de fond de teint, ses lèvres qui gerçaient et ses cheveux dont les boucles étaient désordonnées.
– Non, répondit-elle. Je n'en ai pas besoin finalement.