❀ cinq ❀

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Elle rouvrit les yeux quelques minutes plus tard, peut-être quelques heures. Le magnolia sous lequel elle s'était assoupie s'alourdissait de fleurs roses et gonflées. Hana n'avait jamais vu d'arbre aussi beau. Elle aurait aimé être comme lui. Belle naturellement, sans besoin d'artifice.

À l'autre bout du parc, Hana reconnut une silhouette assise dans son coin, griffonnant dans un cahier. Comme à son habitude, Yume était seule. Un crayon à la main, elle traçait et retraçait quelques traits sur une feuille blanche, qui se recouvrait lentement de noir. Quand leur regard à toutes les deux se croisèrent, elles s'observèrent de loin plusieurs secondes, sans bouger, sans émettre le moindre son, comme par peur de briser l'harmonie du lieu, de déranger les arbres et les oiseaux.

Hana se leva silencieusement et se glissa jusqu'au banc de Yume. À l'instar de ce jour où elles s'étaient retrouvées seules dans les couloirs du lycée, ce matin-là les réunissait sans personne pour les séparer. Cette pensée apaisait étrangement Hana.

– Coucou, émit-elle simplement en s'asseyant auprès de sa camarade.

Cette dernière lui répondit en un murmure à peine audible. On aurait dit que, profondément plongée dans son petit monde à elle, sa voix avait du mal à atteindre sa gorge et le monde réel.

– Tu dessines quoi ? lui demanda Hana.

– Rien.

Yume serrait son cahier contre sa poitrine. Elle ne voulait pas le montrer, comme si son monde était trop intime pour qu'Hana puisse l'entrevoir. C'était normal, après tout elles ne se connaissaient pas vraiment, toutes les deux. Pourtant Hana se sentait proche de Yume pour une raison qu'elle ne s'expliquait pas. Peut-être était-ce son côté extraverti qui la poussait à s'accrocher à n'importe quelle personne qui croisait son chemin. Ou alors, ce pouvait être parce que Yume avait été la seule à lui parler de son regard sombre.

– Ça te dérange que je reste ici ? Je peux partir si tu veux. Je t'ai vue seule ici, et je me suis dit que peut-être, tu te sentais d'humeur à parler aujourd'hui ... Enfin, peu importe. Je m'en irai si tu me dis de partir.

Hana avait tout lâché d'une traite, embarrassée à l'idée de gêner. Yume n'était pas réputée pour aimer la compagnie. Généralement, elle passait les pauses entre les cours avec ses écouteurs dans les oreilles, et son regard était perpétuellement baissé sur son cahier à dessin. Ce jour-là pourtant, Yume n'écoutait pas de musique et avait le visage levé.

– Ça ne me dérange pas, répondit-elle en haussant les épaules.

– D'accord. Merci.

Un silence s'installa. Hana n'avait pas l'habitude des silences. Elle n'était pas la fille la plus bavarde au monde, mais elle savait tenir une conversation même avec des inconnus, et ses amis n'arrêtaient pas de piailler, ne laissant jamais aucun blanc entre deux répliques. Seulement, avec Yume, c'était différent, parce que Yume voyait ce que les autres ne voyaient pas. C'était déstabilisant, à la fois terrifiant et rassurant.

Se raclant la gorge afin de briser le silence, Hana fit un commentaire sur les cerisiers et les pruniers en fleurs dont les pluies de pétales formaient des motifs blancs et roses sur le gazon. Fixant ses pensées là-dessus afin d'éviter la gêne occasionnée par la conversation, elle se fit la réflexion que, même si Yume ne lui parlait pas beaucoup, elle ne l'avait jusqu'ici jamais vue assise à côté de quelqu'un en dehors des heures de cours. Elle refusait souvent qu'on l'approche, par peur ou par inintérêt, peut-être les deux. Pourtant, elle avait accepté Hana à ses côtés, comme l'autorisant à entrer dans sa bulle.

Cette pensée donna un peu de courage à Hana, qui tourna subitement son bassin en direction de Yume et lui demanda si son regard était toujours aussi sombre que l'autre fois. Surprise, sa camarade la considéra étrangement. Mais Hana s'en moquait ; elle pouvait bien paraître bizarre, peu importait. Elle avait besoin de savoir.

– Peut-être un peu moins, répliqua Yume.

– C'est vrai ? Ça veut dire que le soleil arrive à percer les nuages ?

Son interlocutrice haussa un sourcil. Hana ne prit pas la peine de lui expliquer sa phrase et poursuivit :

– Tu sais Yume, quand tu m'as dit que j'avais le regard sombre, ça m'a fait un choc. Je le savais déjà mais j'avais du mal à le réaliser. Et puis ... j'avais beau le savoir, personne ne m'avait jamais parlé comme toi tu l'as fait.

Yume avait arrêté de dessiner depuis plusieurs minutes déjà mais elle avait maintenant le regard ailleurs. Elle semblait écouter silencieusement les paroles d'Hana, sans pourtant oser la contempler. Hana avait l'impression de pouvoir dévoiler ce qu'elle avait sur le cœur sans être jugée. Alors elle lui dit tout. Le masque, le maquillage, le bourgeon, sa peur du monde, de l'inconnu, de l'abandon, les intempéries qu'elle craignait plus que tout et qui pourtant grondaient en son propre intérieur. Elle lâcha tout, comme si les mots s'échappaient d'eux-mêmes de ses lèvres et que, portés par le vent de ce matin-là, elle ne pouvait plus les retenir, pas plus que les larmes qui perlaient au coin de ses yeux.

– J'aimerais tant être une fleur, prononça-t-elle tout bas. Mais je ne sais pas pourquoi, je n'arrive pas à éclore. Tout ce que je sais faire, c'est me rendre jolie, mais ça ne suffit plus. Ça n'a jamais vraiment suffi.

En s'essuyant les joues, elle s'excusa de parler autant. Elle perturbait sûrement le calme du parc – quel gâchis par une aussi belle matinée ! Elle se leva en adressant mille « désolée » à Yume. Celle-ci la regarda finalement.

– Tu peux pleurer. Les fleurs ont besoin d'être arrosées.

Cette phrase surprit d'abord Hana. Elle s'était attendue à des moqueries, ou peut-être juste un sourire hypocrite. On ne dit pas « je veux être une fleur » à n'importe qui sans recevoir en retour quelques rires sarcastiques. Mais Yume n'avait pas dit cela d'une façon méprisante. Elle avait l'air si sincère que sa camarade ne put réprimer ce qu'elle n'avait jamais montré à personne. Yume avait ouvert le robinet et alors, les larmes n'en finissaient plus de couler sur les joues d'Hana, la pluie ne cessait de tomber des nuages gris de ses yeux.

Au printemps prochainOù les histoires vivent. Découvrez maintenant