"Laisse la bouteille." Le serveur posa la bouteille de whisky bas de gamme près de mon verre, tout en me jetant ce regard qu'on réserve aux inadaptés, aux pourris, aux déchets. C'est l'image que je renvoyais? Un déchet? Et, quand bien même, comment osait-il me juger, cet esclave, condamné à servir à boire toutes les nuits de sa vie? Il pourrait au moins sourire... Mais non, les gens ne souriaient pas. Plus personne ne souriait, de toute façon. Les gens marchaient, parlaient, vivaient comme des automates, comme si la flamme qui les maintenait en vie les avait quittés sans qu'ils s'en rendent compte. Le monde était fade. C'est pour ça que j'avais atterri, comme chaque soir, dans ce bar pourri. Le moins pourri de la rue, au moins. J'en avais marre. Marre de vivre dans cette fourmilière géante qui donnait aux gens un faux sentiment de sécurité, marre de côtoyer des personnes dénuées d'émotions chaque jour. Au moins, dans le reflet de ma bouteille, j'apercevais mon propre sourire, qui me redonnait un peu d'espoir. J'arrivais encore à sourire.
Bon. C'était bien beau, de repousser chaque soir les limites de ma tolérance à l'alcool, mais j'avais prévu de partager cette bouteille, à la base. Elle était en retard... Je plongeai la main dans ma poche, et en ressortit le morceau de papier qu'elle m'avait donné, quelques semaines auparavant, à notre première rencontre. "Sarah E. Cloyce. Son nom. "Renseigne-toi sur Salem", m'avait-elle dit avant de disparaître sous mes yeux, ce soir-là. J'avais été terrifié, sur le moment. Puis, après avoir fait des recherches, j'avais compris. Sarah E. Cloyce, accusée de sorcellerie lors du procès de Salem, en 1693. Bien sûr, au début, je m'étais dit que c'était impossible, avant de me souvenir qu'elle avait disparu devant moi. Au sens propre du terme. Puis, j'avais compris sa réaction en entendant mon prénom. Le Président de la cour chargée des jugements s'appelait William Stoughton. Forcément. Fallait que je tombe sur une sorcière de 400 ans... Je l'avais revue, dans la discothèque de la première fois, deux semaines plus tard. Elle avait accepté de m'adresser la parole... Et il avait fallu que je tombe amoureux. Et on s'était donné rendez-vous ici, ce soir. Et elle était en retard. Et il y avait de moins en moins de whisky dans la bouteille. Et le monde était toujours aussi fade... Et elle poussa la porte.
Elle souriait. Et c'est pour ça que je l'aimais. Elle souriait d'un sourire franc, paisible, et contagieux. Et, lorsqu'elle traversa la salle pour me rejoindre, à l'autre bout du comptoir, la foule de gens sans vie se retourna sur son passage, comme brièvement réanimés, avant de retourner à leur léthargie. Elle était encore plus belle que d'habitude. Lorsqu'elle me salua, sa voix cristalline me donna des frissons. Le barman déposa un verre devant elle, qu'elle s'empressa de remplir, terminant la bouteille. J'étais supposé la partager... J'en commanderai une autre. J'avais tant de questions à lui poser. Je voulais tout savoir sur elle, sur la raison qui l'avait poussée à m'adresser la parole, sur son passé... Mais je n'eus pas le temps de terminer mon "Bonsoir" que la porte s'ouvrit violemment. Sarah tourna un regard terrorisé vers le géant borgne qui venait d'entrer dans le bar. Le videur de la discothèque? Il s'avança vers nous d'un pas décidé, tandis que les lumières du bar se mettaient à vaciller.
"Je t'avais prévenu. Elle n'est pas faite pour toi" beugla-t-il, une fois face à moi. Sarah le supplia de m'épargner, mais sa décision était déjà prise. Il posa le plat de sa main droite contre mon front, et ma vision se troubla, tandis que des flashs m'aveuglaient. Des images, des époques, des centaines de versions de ma propre mort, chacune dans une circonstance différente. Je revins à moi, suffisamment longtemps pour voir que Sarah ne souriait plus. Et je mourus une nouvelle fois dans un monde redevenu fade.
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Le Second Carnet
Cerita PendekLa plume de @SuccubeCeltik griffonnant le carnet, le pinceau de @Pepper_Nodhem enluminant ces fragments tourmentés, entrez dans le Second Carnet de nouvelles. Vous en ressortirez... Changés. ~ Gagnant du concours Les Francos - Première édition, caté...