9. Là, maintenant

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Largement inspiré d'une nouvelle de Gordon Lish.

Bajir a les mains dans les poches et les poches toutes crevées. Il se carresse la peau tout en crachant de la buée l'épaule coincée dans le mur, à l'abris. La silhouette noire et hostile est toujours là, elle rôde. Elle allait de carcasse de voiture en carcasse de voiture. C'est la première de ses quatre peurs présentes.

Une autre peur avait le nom, le goût et l'odeur d'Amelissa Mao. Que faisait-elle dans une église ? Bajir ne l'avait pas vue depuis des années, il l'avait reconnue, l'église était glaciale, ouverte aux quatre vents. Elle parlait. C'était qui cette silhouette ? Pourquoi lui parlait-elle ? Qu'allait-elle donc lui dire losqu'elle l'aurait aperçu ? Et, surtout, saurait-elle seulement l'identifier ?

Maarko n'aimait pas les églises. Il n'était pas croyant. Il était contre toute forme d'aliénation mentale. Par exemple, il était contre la folie. Il était pour une sorte de méditation sélective, se souvient Bajir, dont il ne m'a jamais transmis ni les arcanes ni les secrets. Peu après le départ (le départ, pensa Bajir, ou, je ne sais pas moi, la disparition ?) de ce garçon ou de cet homme, pense Bajir, qu'on appelle Ruibé, Maarko s'est interrogé sur le sens de la vie et l'opacité des perspectives humaines. Il s'arrêtait d'un coup sec en plein milieu d'une phrase pour dire, ému : peut-être que Ruibé n'existe plus, là, maintenant. Tout était dans ces quatre syllabes. Les mots n'étaient plus des mots mais des rythmes. Maarko disait :

- Mets-toi de profil.

Et Bajir se mettait de profil. Maarko le visait avec ses balles de peinture. Il voulait l'atteindre à l'épaule. Il voulait l'acromion. Il voulait le relief et les os. Il voulait quelque chose qu'il ne savait pas nommer, et, lorsqu'il manquait son coup (le cou le plus souvent, parfois la nuque, parfois la tempe ou la mâchoire, et alors la douleur lancerait Bajir pendant des jours et il serait hors de question de s'en plaindre lorsque la mère de Soch'é lui passerait de la crème sur la peau pour faire virer les bleus du bleu au jaune, du jaune au mauve et, enfin, du mauve à la couleur vierge des chairs), il ouvrait de grands yeux blancs humectés de son sang, des pupilles maladroites. Il finissait par dire :

- L'élastane ça te tient chaud mais ça ne protège de rien, là, maintenant. Et ça ne se mange pas quand tu as faim, santa madre di Dio...

Bajir : cette image est restée ancrée quelque part, peur filiforme insérée dans le sens de ses os. Par exemple, ici-même, à une quinzaine de mètres à peine de la silhouette en errance au bout de la rue, n'osant pas seulement avaler sa gelée de salive de peur d'émettre un son, oui, il y pense.

La dernière peur tenait dans la conque de ses mains. La veille ou l'avant-veille, Amelissa Mao avait fini par le reconnaître et l'on s'était abordé, aux quatre vents, dans cette église, ou ce qu'il restait d'une ruine que jadis on appelait église. La scène est la suivante. Bajir a faim, il a besoin d'un repas chaud et d'un toit pour la nuit. Elle vient d'écrire son adresse dans sa paume avec un feutre en lui disant j'insiste. Bientôt, il aura les mains moites. Elle a déjà disparu derrière un pan de mur. Et lui, là, maintenant, il avance les deux mains grande ouvertes, le dos face au vent et la salive séchée.

BajirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant