10. Un shot

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Oui, Bajir a disparu quelques mois. Non, il ne veut pas en parler.

- Tu as disparu trop longtemps pour qu'on n'en parle pas, dira Maarko, amaigri.

Plusieurs mois en amont, Bajir avait refusé de révéler à un maton où il avait appris à injecter comme ça un shot de morphine par la sous-clavière. Ce n'était pas un bon souvenir. Quelqu'un était en sang, gémissait, gémissait. Il a fallu rassasier la douleur, comme l'avait dit un autre type, un droit commun je crois, une montagne de muscles à la voix fissurée qui n'avait pas de prénom.

- Quand est-ce que tu t'es retrouvé en tôle ?

Voilà ce que veut savoir Maarko sur le moment. Quand.

Ça n'avait pas d'importance, et ça n'avait rien à voir avec sa disparition. C'était précieux pour lui, Bajir, cette histoire ; il ne veut pas la remuer à voix haute. Maarko était sceptique. Il ne croit pas aux réticences. Il lui tire une balle de peinture écarlate dans la paroi abdominale pour le faire reculer d'un bon mètre. Le faire reculer d'un bon mètre et, ensuite, se plier en deux, se tenir le nombril, cracher de la crache filandreuse, tousser pendant de longues minutes, gémir, gésir, chialer (mais Maarko s'excusera ; des excuses, de la tendresse).

Marko ne parlait plus de Ruibé. Ou, s'il en parlait, c'était de façon évasive, à base de proverbes exotiques sur la vacuité de l'existence humaine, de tirades plus ou moins désespérées et mal apprises par cœur, jadis, le long des leçons de l'enfance. Puis Maarko se met vite en colère, arguant que Bajir n'a rien à lui dire, qu'il n'a pas de conversation, qu'il a besoin, lui, Maarko, d'avoir un semblant de vie sociale à cause de son malheur. Si c'est comme ça il va le foutre dehors. Bajir a mal. Parvient à se dresser. Le prendre dans ses bras. Lui joue du s'il te plaît. N'a nulle part où aller. Le couvre-feu est rance en ce moment. À base de chuchotements et de supplications, il parvient à détourner habilement la conversation sur autre chose. Sur le monde extérieur. Sur le tumulte. Sur la noirceur.

Le père de Soch'é lui avait dit un jour :

- Méfie-toi des nuits calmes. Je sais que tu crois pouvoir te faufiler partout, passer sans être vu et vivre dans l'errance mais, Bajir, méfie-toi des nuits calmes. Elles sont pires.

Bajir acquiesce religieusement sur le pallier et il accepte sans mot dire le bout de soupe que la mère de Soch'é, bien avant la mort de Soch'é, lui a mis dans une bouteille en verre pour lui chauffer le ventre et il remonte lentement les marches qui le séparent de son appartement, tout en haut, tout en haut de l'immeuble de la rue des osselets. Ce sont ses premiers pas d'adulte et il croit qu'un avenir se dessine car il a encore l'âge de la croyance. Plus tard, un inconnu lui apprendra les bases du krav-maga en échange contre des choses obscures. Il disait :

- Dans un souci d'efficacité, le krav-maga est en perpétuelle évolution.

L'appartement de la rue des osselets est désert. Bajir tient son bout de soupe, la tiédeur dans les bras. Combien de temps que ses parents ne vivent plus là ? Il ne sait pas se situer dans le temps. Ça remonterait à son mètre cinquante-cinq. L'appartement est silencieux depuis.

- Là, je n'ai nulle part où aller, il répète, Bajir, à Maarko, bien des années plus tard, pour le faire revenir sur sa décision brute de le foutre dehors.

Demain, un hématome orange prendra sur sa peau à l'endroit de l'impact.

- Qu'est-ce que je vais faire de toi, mais qu'est-ce que je vais faire de toi, dit Maarko en lui baisant le scalp avec des lèvres sèches et de l'eau dans les yeux.

BajirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant