13. Tuer par inadvertance

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On n'a pas souvenir qu'un jour Bajir ait ouvert la bouche pour dire, dire précisément combien de temps on l'a laissé moisir. On le voit vivre seul, dans le silence, assis par terre contre le mur, autour de lui ses compagnons de cellule à l'imiter. Il y en a un qui a une marque de dents sur le poignet ou l'os, ce sont des dents humaines. Et le sommeil, c'est toujours un problème le sommeil. Combien Bajir a mis de jours avant de réaliser que ses douleurs venaient des dents, de ses mâchoires qu'il tenait sèches, serrées comme des meules chaque nuit ? Un autre était dilaté au niveau de l'œil gauche ou droit, ça faisait suite à un passage à tabac, ensuite les mecs s'étaient vidés de toute leur pisse sur lui. Et l'autre jour, Cilla, qui était le plus mutique de tous, lui avait dit au réveil à son corps défendant :

— Ma douleur c'est une femme renversée par une jeep. Elle s'est fait percuter par le pare-choc avant et elle me regarde là. Elle a les cheveux frisées et elle répète jamais, jamais, jamais...

Cette vision, c'était un rêve. C'était venu soudainement, comme ça, sans que la parole ne fasse rien pour l'appeler. Cilla disait être capable de dessiner cette femme, d'ailleurs c'est ce qu'il a fait, mais plus tard, de mémoire, sur les poils de sa jambe, sur son bras, sur un mur, sur le drap plein de foutre séché qui gerçait près du ventre.

Ce matin-là encore, Bajir avait ouvert les yeux sur ses môlaires serrées. Quelque chose le forçait à tenir la bouche close, tellement close qu'elle menaçait de fendre sous la pression nocturne.

— Ça m'arrive que la nuit, dit Bajir au médecin de la tôle.

Le médecin de la tôle le regarde être nu. Aller. Bouger. Faire des mouvements, respirer de l'en haut, de l'en bas. Puis il écrit quelque chose sur une fiche et marmonne en traçant le contour de ses lettres. On ne sait pas bien si les mâchoires serrées sont le symptôme ou la cause de cet épuisement. C'est là tout ce que lui dit le médecin avant de le renvoyer d'où il vient.

Longtemps plus tard Bajir reverra Cilla aller venir dans la nuit qui gémit. Il se fait appeler Cukka et il vend de la moisissure qui pousse entre une rangée d'exctincteurs périmés et un mur donnant sur l'extérieur.

— Ces champignons se mangent, dit-il.

Il m'a pas reconnu, pense Bajir. Peut-être n'est-ce plus le même visage, pas le même être. Bajir lui achète un sac de trois gros noirs duveteux.

— Faut les faire fondre dans de l'eau avec du sel pour que l'amer s'en aille.

Il n'osera pas lui parler des séances de tabassage en règle que Cilla subissait quotidiennement car il était malingre. Bajir, lui, savait les rudiments du krav-maga. Pas assez pour tuer volontairement quelque chose ou quelqu'un mais, oui, assez pour tuer par inadvertance. En repartant Bajir lui dit prends soin de toi, putain, ce qui n'est pas exactement le genre de choses qu'on dit aux gens qui vendent des champignons au noir. Il fait lourd. Bajir va disparaître sous sa capuche clochée. L'eau de la nuit viendra, un brouillard onctueux sous le coup de onze heures. Maarko lui avait dit fais gaffe, il pleuvra violemment ce soir.

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⏰ Dernière mise à jour : Apr 24, 2016 ⏰

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