6. La nuit des temps

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Cette fille est vraiment différente. Elle est là devant toi, sur le pas de ta porte, Cléopatre Amanite, l'odeur ronde de son pot de manjoun, à te dire des trucs comme :

- Je peux utiliser ta chiotte ? J'ai pas chié depuis la nuit des temps.

Bajir a retenu cette image. Quelques autres. Amelissa la noire devant sa porte ouverte, plus tard, assise par terre, les genoux mis devant sa bouche. Le sillon des bretelles de son soutien-gorge à l'épaule ou au cou. La cuiller de manjoun. Bajir pense : à l'époque elle connaissait Soch'é avant que je connaisse Soch'é. Elle était de toutes les errances. Et, allongée, les mains mises sous sa nuque et les aisselles offertes, sur le transormateur du bas de la rue, on la regardait faire. Rien faire.

- Qu'est-ce tu regardes, Mao ?

Le frère de Soch'é avait dû poser la question un jour en mordant sur son filtre. Il n'y avait plus que le filtre. Le frère de Soch'é, pense Bajir, j'ai dû tout oublier de son visage. L'appartement est noir de suie. Pas âme qui vive. Il y a des sons dans l'immeuble et ils rampent. 

À l'époque, de la fenêtre de sa salle de bains, Bajir avait vue sur le transformateur. Cube de ciment chaud plein de câbles électriques. L'immeuble de la rue des osselets. Les silhouettes. Les odeurs. La manjoun. Pourquoi j'étais pas là le jour où Soch'é a été retrouvé crevé ? pense Bajir. 

Le fauteuil est trop mou, la mousse jaune l'enveloppe. Il en a mis partout. Il en a sur son corps, il en a dans la bouche. Il la mâche en pensant. Il aime s'imaginer, Bajir, Amelissa Mao, le visage amoché, sortir de sa chambre noire et épaisse et venir lui chuchoter des choses. S'accroupir. Rien faire.

BajirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant