12. Une histoire d'internement dans une structure fermée...

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...sécuritaire, psychiatrique ou militarisée (ça dépend des versions)


Ce texte fait suite à l'invitation de Laurent Margantin d'écrire sur l'état de sécurité, et notamment l'assignation à résidence, dans le cadre de la web-association des auteurs et de sa proposition du mois de janvier. Il s'agit d'un extrait de la fiction Bajir à lire habituellement sur Wattpad, dont il constitue le douzième épisode. S'agissant d'un récit pour le moins aléatoire et éparpillé, la lecture des précédents épisodes est tout sauf indispensable.

Bajir est à la nuit offert. Il marche dans une rue tramée au noir, des lignes fixes, fines fines, paralysées, l'asphalte dur et quadrillé, c'est ce genre de décor. Il a mal mais il marche, le successeur de Ruibé lui a mis de l'argent dans le fond de son poing, on en est là à peu près. La lumière jaune est pleine d'huile, les flaques d'eau dans les rues sont de l'huile, la lumière électrique se prend dedans, d'où la texture, d'où l'onctuosité. À cet endroit de la ville, pense Bajir, il me faudra deux heures pour rentrer. Et puis, une fois rue des osselets, monter voir ton reflet dans la grosse poignée ronde et te laisser tomber quelque part, faire le mort. Bajir a des bleus plein les côtes, il respire. Il respire néanmoins. C'est un mot que Maarko pratique à voix haute. Mais lui, Bajir, néanmoins, ce n'est pas pour lui, ça. Dans l'état où il est, il en est à entendre au loin l'effervescence des cachets ronds qu'on immerge dans de l'eau. Ça lui joue sur les nerfs ce son-là. Il n'a besoin de rien pour l'entendre et c'est ça le problème. L'ours lui disait, avant ou bien après une séance d'entraînement dans un sous-sol en ciment qui absorbait le son des impacts et des coups sur la chair, que des trucs comme ça, des cachets ronds qu'on immerge dans de l'eau, ça valait cher au marché noir. Bajir s'en fout. Il en a vu chez Maarko plein les tiroirs. Il avait mal, sans doute, l'ours n'arrêtait pas de répéter :

— Si tu as mal mais allonge-toi et fais le mort.

Et puis quoi ? Il fallait obéir à l'ours, c'était le deal. Le deal, c'était toujours d'obéir à quelque chose ou quelqu'un. Et plus tard, Bajir donne des coups dans du ciment. L'ours lui fait signe de se taire. D'arrêter. De prendre le temps de la respiration. Il se déplace comme l'eau, pense Bajir, quand elle file aux copeaux des fougères, quand on arrive à l'aube. L'ours est petit, tout maigre, plein de rides, on ne sait pas trop pourquoi on l'appelle l'ours, ça n'a pas de sens. Doit y avoir une raison. Il dit :

— Mais respire.

— Il faut pas me dire ça. Quand j'ai conscience de ma respiration, j'ai l'impression que j'étouffe.

Après l'entraînement, Bajir fume un cul de mégot noir avec ses doigts rongés jusqu'au moignon. On est au bout des choses, on est dehors sans doute. Comme le disait Amelissa Mao, la soleil tombe, t'as vu ? On est au bord de rompre tout contact avec le jour. Il y a encore de la fumée dans une gueule qui ne fume pas, celle de l'ours, on doit être léger au niveau des températures. Une tierce personne a fait son apparition, on ne sait pas grand chose à propos de cette tierce personne (encore un mot venu de la bouche à Maarko), si ce n'est que l'ours la connaît et lui parle avec une certaine bonhomie. Bajir écoute sans écouter, il a l'œil dans le lard du soleil qui descend. Cramoisi dans de la graisse bouillante. Les paroles continuent : on en est à cette blague que tout le monde raconte un peu partout, on ne sait plus trop qui à qui, dans quel sens ou pourquoi, mais elle se propage, elle fait fonction de lien social. Ça commence par une histoire d'internement dans une structure fermée, sécuritaire, psychiatrique ou militarisée (ça dépend des versions), et ça se termine toujours par un détenu qui répète à qui veut l'entendre que c'est une erreur, qu'il n'a rien à faire ici. Et tout le monde lui répond moi non plus. L'histoire se termine comme ça et là personne ne rit de l'avoir trop entendue. L'ours dira aussi :

BajirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant