3. Soch'é

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Bajir n'oubliera pas Soch'é. Le jour où on lui apprendra sa mort, plusieurs années plus tard, il sentira le long de sa respiration, entre ses omoplates, une forme de croix blanche. Ça ne dure pas. C'est gelé. C'est une bouche qui lui dit. Lèvres émaciées sous des mots, fendues de part en part, noires ou grises. Elles roulent entre elles pour amortir les sons. Elle s'appelle Amelissa Mao. Elle connaissait Soch'é. Bajir veut savoir quand et comment c'est arrivé mais la fille ne sait pas. Elle dit : j'étais présente aux obséques.

- Aux obséques, elle dit, je les ai aidés à tenir le drap. Fernao et son frère Makopé. Et un autre bonhomme mais je sais pas qui c'est.

Bajir est môme avec Soch'é. Il se souvient des matchs de hockey sans roller, sans palet et sans crosse mais avec des masques en carton. La balle n'était pas vraiment ronde. Elle laissait des trainées métalliques en raclant le goudron, des étincelles. C'était une canette vide compactée à la main ou bien à la chaussure et Soch'é était goal. Plus tard il sera sur l'aile. Il avait des énormes mitaines aux deux poings. Un match, ça n'avait pas de fin. Ça commençait sans qu'on sache et ça durait des heures. On perdait le cours du score et du visage des autres. Certains joueurs s'en allaient ou se mettaient subitement à jouer pour l'autre équipe en plein milieu. C'était flou.

- Aux obséques, elle a dit, ils l'ont emmailloté tout nu dans un drap. À un moment le drap s'est ouvert et je l'ai vu crispé, tous ses muscles tendus et tout plein d'os et de nerfs contractés. Les doigts et les bras contractés. Le visage contracté. On était pas nombreux. Sept-huit. On l'a porté jusqu'au petit square de la rue, tu sais qu'il y avait un petit square dans la rue. Là, ils lui ont creusé un trou dans le gazon. L'un des mecs faisaient le guet sur les piques de la grille à cause des flics.

Bajir veut savoir qui était ce mec sur la grille. Amelissa ne sait pas. 

Elle a dit : sa mère elle était pas croyante. Elle a juste chanté et elle a dit son nom à voix haute. Sochimochédéchim. Je me souviens de ça. Son nom et son corps contracté et ce type sur sa grille qui se retournait vers nous, des fois, pour voir.

BajirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant