2. Kevlar

144 9 3
                                    

Bajir n'a pas de mot dans la bouche et le garçon pèse son poids. Il ne parle plus. Il s'est calmé. Et il a de la nuit dans la figure. Ils avancent le long des voies du train, ce qui est illégal. Je ne sais pas, pense Bajir, ce qu'ils feraient s'ils nous trouvaient là dans la nuit, des foulards sur nos bouches pour le froid. On s'est tellement habitués à les croiser recouverts de kevlar, le visage encagoulé, les poings tendus dans l'arme ou dans la crosse, qu'on ne sait plus très bien y prêter attention. Le jour où ils ont déversé des caillasses d'une centaine de kilos devant les lieux publics, tout le monde a trouvé ça normal. Des gamins ont vu des douilles chaudes l'autre jour et ils disent qu'il y a du sang sur le trottoir. Moi, je n'ai pas vu le sang, pense Bajir, mais seul le mot suffit. J'ai un caillou dans la chaussure et je l'ai dans la tête. Putain de merde... 

Le garçon s'est arrêté pour chier de la mousse à merde dans les graviers, tout près des rails. Bajir surveille. Ils ont des visions thermiques, pense Bajir, pour te renifler l'âme humaine jusqu'aux quarante degrés du cul. Putain de merde. Bajir s'assoit par terre pour délasser ses grosses chaussures noires et montantes et il en déverse sur le sol l'intégralité du contenu jusqu'à ce qu'un petit tas de plage se déverse en chuchotant des choses. Bajir a la plante de pied noire. Il se l'essuie sur sa paume pendant que le garçon remonte son pantalon sur les poils de son ombre. Bajir dit qu'ils ne peuvent pas rester là. Le garçon est méconnaissable. 

Dans un immeuble noir, quelques kilomètres plus bas, Bajir laissera le garçon s'endormir sur trois marches d'escalier, grimpera jusqu'au quatrième étage, tapera contre une porte, appuyera sur le bouton de la sonnette, actionnera plusieurs fois le système électrique de la veilleuse, crachera de la vapeur de bouche, chuchotera dans le noir jusqu'à ce qu'une voix réponde.

Il dira : je l'ai trouvé à se taper la tête contre la vitrine d'un magasin là-bas. Je l'ai ramené. Il est en bas. J'ai besoin d'un coup de main. Pour le tenir dans l'escalier.

Un homme maladif déverrouille la porte de son appartement, s'extirpe péniblement de son ombre, enfile ce que sa mère appelait jadis un tricot de corps avec toutes ses épaules, descend les pieds nus sur les marches, attrape le garçon par l'aisselle pendant que Bajir l'attrape aussi par l'aisselle, silencieusement, de l'autre côté du visage, et ensemble ils le hisseront sur quatre étages en soufflant de l'haleine et des odeurs non-dites.

- Je vous ai réveillé, non ?

L'homme répondra quelque chose. Il demandera plusieurs fois à déposer le garçon au sol pour respirer de l'air et, devant la porte de son appartement, il demandera à Bajir de l'aider à le porter allongé, qui les pieds qui la tête, jusqu'à son matelas. Ils traversent en silence un couloir et une pièce sans lumière. Le matelas est un matelas au sol posé sur une feuille de carton. Peut-être que le garçon s'est rendormi.

À la lueur d'une demi-cigarette et du rouge d'un alllume-cigare, l'homme dit en chuchotant :

- Prends quelque chose à manger, Bajir.

Puis, sans attendre sa réponse :

- Putain, Bajir, mange quelque chose enfin, tu es plus maigre encore que la dernière fois que je t'ai vu.

Il y aura également des bruits de bouche pâteuse, une femme en robe de chambre appuyée contre la forme d'une porte, l'odeur de restes tièdes dans le fond d'un faitout, quelques toux camouflées quelque part, et, lorsque Bajir s'éloignera en silence dans le couloir éteint, les mots à voix basse de cet homme venu parler à quelques centimètres du visage endormi. Et des bruits de ses claques fatiguées sur son corps endormi pour le tirer des eaux. Ces mots, c'était :

- Tu es avec moi, Soch'é ? Tu es là ? Tu es là avec moi en ce moment ? Tu sais ce qui te parle ? Tu sais quel jour on est ? Tu sais quelle année ? Tu te réveilles ? Tu m'écoutes ? Tu es là ? Tu te réveilles ? Tu es là quelque part ? Tu sais ce qui se passe encore ? Tu nous reviens à nous ? Tu nous reviens à nous, Soch'é ?

BajirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant