LE PANNEAU

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Cyclopéen, le soleil écrase tout. Sous son empire de plomb, les plus hautes dunes mêmes semblent s'aplatir en leur sommet. Du sable incandescent s'élèvent des vapeurs ondoyantes qui troublent le paysage lunaire. L'indigo sans nuage se gondole insensiblement dans l'étuve. Toute ombre est exilée dans une dimension parallèle. Le tube de métal qui soutient le panneau est si brûlant qu'on l'entend presque grésiller. Sur la petite plaque rectangulaire au bleu délavé par les rayons, les quatre lettres blanches du mot TAXI, bientôt illisibles, sont comme prêtes à tomber. Si un taxi s'arrête ici, c'est une fois tous les vingt ans, ou dans un autre espace-temps. C'est pourtant bien ici qu'on lui a dit d'attendre. Et il attend depuis longtemps.

Impossible de s'asseoir : à tout endroit, dans cette fine poudre d'or, peut surgir un scorpion ou un serpent mortel. Le sable est bouillant de toute façon. Il en est réduit à s'installer sur la tranche de sa valise, dans une position précaire et un confort spartiate. Sa montre et son téléphone ont implosé sous l'effet de la chaleur. Seule, sa boussole fonctionne encore vaguement, et lui indique le Nord, quelque par derrière lui. À l'intérieur de ses chaussures, ses pieds ont commencé à fondre et deviennent une pâte informe. Il n'est plus tout à fait certain d'avoir encore des orteils séparés. Sa vision se brouille. Ses tempes jouent du tambour. Si ce taxi de légende ne se manifeste pas très vite, il ne restera de lui qu'une petite flaque sur le sable, aussitôt évaporée.

À l'horizon, une nuée ocre et ténue se détache du sol, comme si le désert, devenu gazeux, se diffusait dans le ciel. Le nuage se met à enfler, et le silence calcinant à bourdonner. Il plisse les yeux. Enfin ! Ce n'est pas trop tôt.

Au creux de la petite nébuleuse de poussière qui s'approche, une forme émerge. Celle qu'il espérait, bien que la couleur le déconcerte un peu. Un taxi jaune, il aurait plutôt cru voir cela à New York. Certes, le jaune est passablement défraîchi, peu différent de celui du sable, les pneus et les vitres tellement encrassés qu'ils sont presque de la même teinte que la carrosserie. Une ruine ambulante. Le chauffeur reste invisible. Peu importe qu'il s'agisse du diable en personne, il faut monter dans cette voiture, sous peine de se désintégrer dans les toutes prochaines minutes.

Tout à coup, un doute : et si la voiture ne s'arrêtait pas ? Quand le taxi suivant poindrait au loin, ses os blanchiraient au soleil depuis belle lurette. Il s'élance au-devant du véhicule, s'efforçant de jauger sa trajectoire pour se placer en travers, et l'obliger à s'arrêter ou à l'écraser. Le taxi dérive en zigzags, ce qui rend la manœuvre délicate. Après une brève ébauche de corrida fantoche entre l'homme et la voiture, celle-ci freine brusquement, soulevant un banc de sable qui vient envelopper l'infortuné voyageur aux soudaines allures de statue.

Tandis qu'il tousse avec vigueur pour ne pas étouffer, il entend la portière s'ouvrir. Il y avait bien un chauffeur à bord de cette carlingue. Le nuage se dissipe et révèle un grand échalas, pâle et dépenaillé. Un blanc ? Sous ces latitudes, c'est pour le moins singulier. L'aspect globalement hirsute et fantomal du bonhomme n'inspire guère confiance. Sait-il seulement ce qu'il fait ici ? Il a l'air aussi perdu que lui-même. En d'autres circonstances, il ne mettrait pas le bout d'un pied dans la voiture d'un tel énergumène, mais on ne choisit pas son port dans la tempête.

« Vous ne devriez pas emporter cette valise, lui lance le chauffeur d'une voix éteinte lorsqu'il va chercher son unique bagage.

— Vraiment ? Et pourquoi donc ?

— On ne peut pas garder de valises dans le désert. »

Comme le bougre semble adhérer fermement à ses propres paroles, et ne bouge pas d'un pouce, il se charge lui-même de mettre sa valise dans le coffre avant d'embarquer.

UN TAXI DANS LE DÉSERTOù les histoires vivent. Découvrez maintenant