VESTIGES

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« Avouez-le, vous êtes perdu ! tonne Phil en s'épongeant massivement la nuque et le front, tandis qu'Ivor s'évertue à reconstituer une carte en huit morceaux sur le capot. Vous êtes perdu depuis le début, on n'a fait que tourner en rond, c'est ça ? Je savais qu'on aurait dû s'arrêter devant cette oasis...

— Non, non, pas d'inquiétude, on va s'y retrouver ! Vous le savez mieux que personne, les cartes ne correspondent jamais exactement à la réalité du territoire ! Par définition, le territoire bouge, dérive, il ne tient pas en place comme elles, qui sont figées dans le temps. Laissez-moi reprendre mes repères deux minutes...

— Deux minutes ! Il y a bien une demi-heure qu'on s'est arrêtés, on ne va pas tarder à s'évaporer !

— Tenez, on est ici, quelque part entre les Dunes d'Opale et la Grande Dune de Safran. Si on va dans cette direction, on devrait bientôt retomber... – Hé ! Vous allez où ? »

Phil est déjà loin de la voiture et marche d'un pas décidé. Ça y est, il est sur une piste, songe le chauffeur, ravi de prendre part à la nouvelle aventure de son héros. Il le rattrape une dizaine de mètres plus loin, plongé dans la contemplation de ce qu'il avait repéré depuis le taxi : des empreintes de pas dans le sable. Non pas quelques vagues empreintes clairsemées, mais un long tracé régulier qui remonte derrière les dunes d'un côté, et s'étire jusqu'à l'horizon de l'autre.

« Il y a quelqu'un dans ce désert, murmure Phil, quelqu'un qui se déplace à pied, ce qui ne peut vouloir dire que deux choses : soit il y a un campement ou une autre voiture à proximité, soit cette personne est en grand danger et a besoin de notre aide. Il faut suivre ces traces, et nous trouverons l'une ou l'autre chose. Les deux ne sont pas mutuellement exclusives, d'ailleurs.

— Mieux vaudrait les suivre en sens inverse, et voir d'où elles viennent. Si ce quelqu'un est parti à pied, son campement ne doit pas être bien loin.

— Ou, au contraire, il marchait pour rejoindre son campement ! La meilleure stratégie est encore d'essayer de le rattraper. »

Après avoir ergoté un moment, ils prennent le parti de se séparer : Ivor suivra les traces vers leur point de départ, Phil vers leur destination. Elles avancent vers les Dunes d'Opale, dont sa boussole quelque peu affaiblie lui dit qu'elles se situent plutôt à l'Ouest. Qu'est parti chercher cet inconnu dans cet enfer, armé de ses seules chaussures ? Pour prendre un tel risque, il n'y a que deux options possibles : de l'eau ou du secours. Pourvu qu'il ne soit pas trop tard. Pourvu que ce soit de l'eau.

Tout en suivant la piste, il ne peut s'empêcher d'inspecter les empreintes, auxquelles il trouve quelque chose de curieusement familier. Pas le genre de modèle que portent les habitants du désert, réfléchit-il. La forme des semelles évoque une facture occidentale, le genre de chaussures que porterait un étranger en ces terres. Quelqu'un qui se serait fourni, par exemple, chez... il s'arrête. Se pourrait-il ? Avec d'infinies précautions, il glisse sa chaussure droite dans une empreinte de pied droit. Les mêmes lignes parallèles. Le moulage de la semelle est identique. La pointure aussi.

Il en est encore à analyser les ramifications de cette impossible correspondance quand il entend Ivor l'appeler à grands cris.

« À la voiture ! À la voiture, vite ! Tempête de sable en approche ! »

Ils ont à peine le temps de regagner le véhicule. Le nuage est colossal. Il recouvre les dunes à une vitesse sidérante, et dans le sable, comme dans les rêves, on court au ralenti.

Les vingt derniers mètres jusqu'au taxi durent des semaines, et tout à coup ils sont dedans, remontant les vitres à toute allure et fermant comme un seul homme les verrous des portières (Phil se demande bien pourquoi, mais ne peut retenir ses mains).

« C'est la seule chose à faire, assure Ivor depuis le siège conducteur. On est plus à l'abri ici que n'importe où ailleurs. Dehors, on ne pourrait même plus respirer. On ne peut qu'attendre. »

Ils attendent. Derrière les vitres, le désert disparaît, remplacé par un épais mur de sable dans lequel il n'y a plus de sol ni de ciel. Un sifflement écrasant transperce la voiture, les forçant à se boucher les oreilles. Ballotté par des bourrasques cosmiques, le chétif véhicule oscille, prêt à se renverser à tout moment.

Au bout de quelques minutes, Phil remarque avec horreur que malgré la fermeture des portes et des fenêtres, le sable commence à envahir l'habitacle.

« Aucune voiture n'est totalement étanche, rugit Ivor par-dessus les stridulations du vent, le sable finit toujours par entrer. Les bouches d'aération, c'est le talon d'Achille. On ne peut pas les fermer complètement !

— Alors qu'est-ce qu'on fait ?

— On s'accroche ! Et on espère que ça ne durera pas trop longtemps ! Essayez de dormir un peu ! »

Dormir ! Il en a de bonnes ! C'est pourtant ce qu'il semble faire, l'instant d'après, laissant Phil aux prises avec sa terreur. Toute la nuit (puisque l'absence de jour ne porte pas d'autre nom), recroquevillé sur la banquette arrière, il regarde monter le niveau du sable dans la cabine, pétrifié. Ce sont d'abord les débris sur le plancher poisseux qui disparaissent, puis le frein à main, le levier de vitesses, puis la vague déborde sur le siège. À l'avant, les jambes d'Ivor, qui ronfle avec entrain, sont déjà ensevelies. Phil, qui a replié les siennes contre sa poitrine, s'efforce d'empêcher le sable d'atteindre la pointe de ses chaussures. Bientôt, il est submergé jusqu'aux épaules, puis jusqu'au menton.

Quand le soleil revient (le matin, ou simplement la levée du nuage ?), le taxi est rempli de sable jusqu'au plafond, à l'exception d'une étroite bande d'air où émergent encore deux nez et deux bouches, qui respirent à grand peine.

« Vous êtes là ? tente Ivor dans un souffle.

— Si on veut. Vous pouvez bouger ?

— Non. Et vous ?

— Pas vraiment. J'ai positionné ma main sur la poignée de la portière avant d'être ensablé, et j'ai déverrouillé. Avec un peu de chance, si j'arrive à ouvrir...

— Bien anticipé ! Cette intelligence, c'est ce qui vous a rendu célèbre, dans le temps ! Essayez de tirer sur la clenche...

— Facile à dire ! Attendez, je crois que j'ai réussi à bouger les doigts, si je pousse encore un peu... Aïe ! »

Un torrent de sable se déverse par la portière subitement ouverte, emportant Phil comme un fétu de paille anglaise. Par chance, le niveau est monté moins vite à l'extérieur, et la voiture n'est ensablée que jusqu'au-dessus des roues. Une fois dégagé, il s'applique à vider un maximum du sable qui s'est incrusté dans ses poches et ses vêtements, avant d'ouvrir la portière conducteur pour libérer son compagnon.

« Ouf ! éructe Ivor en s'ébrouant. On s'en est bien sortis, non ? Ces tempêtes sont plus impressionnantes que réellement dangereuses. C'est le cas de beaucoup de choses dans le désert.

— Vous m'en direz tant, persifle Phil qui s'empresse d'aller ouvrir le coffre pour voir dans quel état est sa valise.

— Remarquez, celle-là était quand même assez convaincante ! Ce n'est qu'au bout d'un certain nombre d'années dans le désert qu'on devient capable de faire la différence... »

L'intérieur du coffre déborde de sable. Il doit creuser pour exhumer la valise, dont le loquet lui oppose une âpre résistance. Lorsqu'il parvient à l'emporter, ce qu'il découvre l'accable au-delà des mots. La valise ne contient plus qu'un sable épais, dans lequel sont gravées les empreintes de ses effets personnels – livres, chaussures de rechange, instruments de mesure – telles les formes fossilisées dans la pierre d'insectes disparus. Il plonge les mains dans le sable, qu'il fouille et malaxe en tous sens, mais ses doigts ne rencontrent aucun objet solide.

« Vous voyez, je vous l'avais dit. Inutile d'emporter des valises dans le désert. »

UN TAXI DANS LE DÉSERTOù les histoires vivent. Découvrez maintenant