TOUTES DESTINATIONS

44 7 41
                                    

Huit voies d'asphalte miroitante fusent en ligne droite jusqu'à l'horizon, surplombées de huit arcs-en-ciel qui les enjambent et forment au-dessus d'elles une voûte cosmique en technicolor. Ce macadam immaculé, lisse et limpide, ces lignes fermes et fluides, ces cerceaux célestes bariolés ont quelque chose de trop cinématographique pour être honnêtes, mais après tant de journées et de nuits harassantes de désert, Phil doit bien admettre que l'endroit n'est pas désagréable. Ce retour à une route de facture humaine, solide et balisée, est éminemment bienvenu, de même que les arcs-en-ciel, qui indiquent au moins la présence d'une certaine humidité dans l'air. Deux conforts typiques de ses latitudes septentrionales d'origine qu'il avait presque fini par oublier.

Il longe la bande d'arrêt d'urgence, à vélo, ou à pied, ou un peu des deux. À sa gauche, comme sur une piste de bowling géante, les voitures glissent et le doublent à une allure telle qu'elles semblent appartenir à un ordre de réalité différent, parallèle, mais régi par ses propres lois qui n'ont pas cours sur la bande étroite où il se déplace. Il y a quelque chose d'outre-monde dans cette autoroute trop large, trop acidulée, et il se dit qu'après tous ces coups d'épée dans l'eau, toutes ces errances à travers le temps et l'espace, il l'a peut-être enfin trouvée, cette fameuse Autoroute invisible. Oui, si c'est bien elle, alors elle est à la hauteur de ses espérances : géométrie parfaite, évidence des formes, et plus de couleurs réunies qu'il n'en a vues de sa vie (certaines, même, dont il ignorait l'existence) – et surtout cette invincible force de traction, cette sorte de gravité horizontale qui les emporte, lui et tous les automobilistes, vers cet ailleurs insoupçonné, connu d'elle seule. Sans retour possible ? Les huit voies vont toutes dans la même direction. Des deux côtés, au-delà des rambardes, seulement de l'herbe, à perte de vue. Il n'y a pas de voies en sens inverse. L'autoroute est à sens unique. Il a envie d'y croire, mais il reste un problème majeur : cette autoroute est visible, bien trop visible. Ce vaste kaléidoscope est même la quintessence du visible, un festival optique, comme si tout ce qui pouvait impressionner la rétine s'était donné rendez-vous en un seul point et en une seule fois. L'Autoroute invisible s'abaisserait-elle à un tel degré d'évidence ? Se montrerait-elle de façon aussi flagrante et superficielle à celui qui la cherche depuis si longtemps ? Se laisserait-elle ainsi atteindre sans détours ?

Wir fahren fahren fahren...

Des panneaux se dressent devant lui, devenant plus lisibles à mesure qu'il approche. L'un d'eux, en majuscules blanches sur fond bleu, claironne : TOUTES DESTINATIONS. Juste en-dessous, il déchiffre également : SIXTIN. Se pourrait-il que ce soit si simple, en fin de compte ? Que le chemin soit fléché, le parcours direct et sans obstacles ? Phil a toujours nourri une certaine suspicion envers la signalétique. Tous ces panneaux pétris de conviction, brutalement assertifs, sûrs de leur fait, qui indiquent la marche à suivre, enfonçant parfois le clou d'un point d'exclamation, mais jamais de point d'interrogation. Un langage qui ne laisse aucune place au doute, aux questions. Des murs, mais pas de portes.

Soudain, il aperçoit au milieu des bolides une voiture figée. Le taxi. En panne ? Il reconnaît de loin Ivor, assis sur le capot. Il aimerait aller le rejoindre, mais il faut pour cela traverser trois voies que fendent à tout instant les engins lancés à pleine vitesse. Il faut guetter le bon créneau, manœuvrer avec adresse, esquisser quelques entrechats sur les lignes discontinues. Il atteint enfin l'auto immobile. Ivor ne semble pas l'avoir entendu arriver. Les yeux rivés sur l'horizon, il mange quelque chose, toujours assis sur ce qui n'est plus un taxi, mais une berline vert coriandre. Quand Phil s'approche, il voit que ce qu'il tient devant sa bouche, comme un sandwich, est un autoradio déjà bien entamé.

« Vous en voulez ? », lui demande-t-il en lui tendant l'appareil. Phil ne sait que répondre. Le chauffeur mastique paisiblement. Il n'a pas l'air de se formaliser de cet arrêt forcé. Au contraire, on dirait même qu'il passe un assez bon moment. On en viendrait presque à vouloir le goûter, cet autoradio.

Take it eaaaaasyyyy...

« Il est là, quelque part, dit Ivor avec un geste vague. Nous le verrons bientôt.

— Il est peut-être encore loin. Ne faudrait-il pas remonter en voiture ? Tous ces gens y seront bien avant nous. Quand nous arriverons, il ne restera peut-être plus rien.

— Ils ne font que suivre les panneaux. Ce n'est pas comme ça qu'on arrive au Sixtin. Ce n'est pas une chose qui se laisse enfermer dans un cadre et quelques lettres. Il se trouve précisément là où les panneaux ne mènent pas. Si ces panneaux conduisent quelque part, ce sera sans doute vers un mirage, un faux Sixtin, en carton-pâte, placé là pour brouiller les pistes. On arriverait peut-être même plus vite en marche arrière.

— Mais alors, la voiture... ? tente Phil en constatant qu'il s'agit maintenant d'une petite trois-portes rouge.

— Oh, pas d'inquiétude, il en reste encore beaucoup. Tenez, prenez un pneu si vous avez faim. »

Phil détourne le regard, pensant son chauffeur définitivement perdu. Il se concentre sur les véhicules qui les dépassent de tous côtés, absorbés dans leur course folle vers une destination impossible ou inexistante. Parmi eux, au volant, il lui semble parfois reconnaître un de ces Phil-mirages qu'il lance de temps à autre à la poursuite de ses chimères. Ces voitures sont-elles des mirages, elles aussi ? Quand il lève les yeux vers le panneau, les lettres sont devenues illisibles. Dans les airs, les couleurs des arcs-en-ciel commencent à se chevaucher. Bientôt, tout va se dissoudre, mais pour quelques instants encore, il est ici, dans ce lieu magique qui est peut-être bien ce qu'il aura connu de plus proche de l'Autoroute invisible, s'il ne s'agit pas d'elle. Rien n'est certain, mais le fait d'être admis en cet endroit, même pour quelques minutes, est déjà un privilège en soi. Si cette autoroute trop visible est un leurre, un mirage envoyé par l'Autoroute invisible pour le jeter sur une fausse piste, c'est au moins une antichambre, cela signifie qu'il a réussi à s'approcher du but, à s'avancer suffisamment près d'elle pour la forcer à entrer en communication avec lui, ne serait-ce que pour le tromper. Il sait maintenant qu'il est en train de rêver, mais peut-être l'Autoroute invisible et le Sixtin ne peuvent-ils être approchés qu'en rêve. Oui, peut-être que le rêve est la seule voiture capable de voyager sur ces chemins imperceptibles que Phil Alexanders a toujours cherché à emprunter contre vents et marées. Quand il se réveillera, il sera loin, mais un bref moment, il aura été plus près que jamais.

« La voilà, la véritable Autoroute », murmure Ivor en lui montrant les arcs-en-ciel qui se délitent, juste avant que tout ne disparaisse.

UN TAXI DANS LE DÉSERTOù les histoires vivent. Découvrez maintenant