L'OASIS

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Il fait encore plus chaud à l'intérieur. L'habitacle est d'apparence peu professionnelle, comme il s'y attendait : le sol et les sièges sont jonchés de détritus évoquant une existence terne et solitaire (soliterne, songe-t-il après une brève et vaine résistance à son goût du jeu de mots facile). Un peu partout s'amoncellent sachets plastique, canettes métalliques vides, vieilles cartes géographiques déchirées et pages volantes de journaux périmés. Il en ramasse une au hasard. Le véhicule est déjà en mouvement, sans que le chauffeur ait seulement pensé à s'enquérir d'une destination. Il cherche en hâte à boucler sa ceinture, avant de se rendre compte qu'il n'y en a pas : deux pauvres lanières arrachées pendent misérablement au sommet du dossier. Est-on vraiment plus en sécurité ici que dehors ? Par réflexe, il balaie la banquette arrière, au cas où un serpent ou un scorpion se serait glissé dans un repli. Puis, très imparfaitement rassuré, il s'attache à lire la coupure de presse qui lui est tombée entre les mains. L'article remonte à plus de dix ans.

... et après s'être vu légalement contraint de fermer ses chantiers, refusant de mettre un terme à ses investigations, l'archéologue médiatique avait persisté à poursuivre sa recherche de ce qu'il appelait « l'Autoroute invisible ». Au péril de sa propre vie, il avait plongé en solitaire, dans des eaux maritimes parcourues de courants dangereux, affirmant vouloir y suivre le tracé sous-marin de cette prétendue autoroute dont il comptait cartographier l'itinéraire. Laissé pour mort dans cette zone turbulente, Phil Alexanders a ensuite définitivement disparu des écrans radar. D'après certains témoignages, il aurait été sauvé in extremis par l'équipage d'un bateau de pêche qui l'aurait retrouvé à demi noyé. Selon d'autres versions, il ne serait jamais remonté à la surface. D'autres encore disent qu'à force de traquer l'Autoroute invisible, il serait devenu invisible lui-même. Cette aventure aura bel et bien été la dernière d'une longue carrière, au cours de laquelle M. Alexanders se sera maintes fois illustré par des projets éminemment fantasques et des quêtes relevant de l'impossible...

En bordure du texte, une photo brumeuse, en noir et blanc. C'est lui, de loin, entouré d'ouvriers, au milieu du chantier de balisage de l'Autoroute invisible, dans un massif montagneux. Était-ce il y a si longtemps ?

« On est mieux dedans, hein ? Même si la clim' est HS ! Comment vous vous appelez ? attaque le chauffeur au lieu de demander où il faut aller. Moi, c'est Ivor. »

Pendant qu'il se demande s'il va répondre, Ivor le scrute dans le rétroviseur vitreux.

« Hé mais dites donc ! C'est vous ? Enfin, je veux dire, vous êtes lui ? Le Phil Alexanders en personne, dans mon taxi ! Ça, alors, si on m'avait dit ! Qu'est-ce que vous venez chercher ici ?

— Qui vous dit que je cherche quelque chose ?

— Vous cherchez toujours quelque chose, c'est votre marque de fabrique, votre signature ! J'ai lu toutes vos aventures, vous savez ? Votre ascension de la tour suspendue, dans le Somerset, votre découverte du temple caché dans les Cyclades, et cette histoire d'église fantôme, aussi... mais au fait, vous n'étiez pas censé avoir disparu ?

— On me le dit souvent, oui, réplique Phil qui se demande comment cet épouvantail au T-short auréolé de sueur et à la barbe de six jours peut être si versé en archéologie de l'insolite.

— En tout cas, c'est un honneur de vous rencontrer ! J'ai toujours admiré votre ténacité, cette obstination méthodique face à l'impensable. C'est quelque chose qui me parle, vous voyez. C'est pas parce qu'on n'arrive pas à comprendre ou à penser une chose qu'il faut y renoncer. Pas mal de gens devraient s'inspirer de vous.

— Si vous le dites, souffle Phil qui croyait que le monde entier avait perdu jusqu'au souvenir de son existence. Lui-même, en rétrospective, n'était plus très certain de ce qu'il avait fait. Sur la photo du journal, il se reconnaissait à peine.

— Vous voulez de la musique ? » propose Ivor en tournant la molette d'un autoradio antédiluvien (Phil croit même apercevoir l'ouverture d'un lecteur de cassettes). Bien entendu, rien ne se passe. Ivor triture encore un peu la molette avant de déclarer forfait. « On réessaiera plus tard. Surnaturelle, cette radio. Elle a une volonté propre. Un phénomène que vous devriez étudier, tenez ! »

Phil soupire et tire sa montre à gousset, avant de se rappeler qu'elle a rendu l'âme. Le trajet va être long.

Pendant un temps qui lui semble insuffisant, la conversation d'Ivor se tarit et lui laisse le loisir d'observer le paysage à travers les vitres opaques. L'interminable royaume du même, ou celui de la nuance infinie ? Toutes les dunes se ressemblent, tous les grains de sable se confondent et paraissent identiques, pourtant chacune et chacun uniques et distincts des autres, à des niveaux imperceptibles. C'est l'œil humain qui reste inapte à discerner ces différences subtiles, et s'ennuie de croire toujours voir la même chose. S'il pouvait entrer dans cet infinitésimal, apprendre à percevoir et à déchiffrer les innombrables degrés de ce nuancier sans limites, alors peut-être il aurait une chance de comprendre le désert, de parler sa langue. Oui, le désert est une langue étrangère, une grammaire à apprendre, comme tous les lieux et les phénomènes improbables qu'il a affrontés auparavant.

« Vous en voulez ? » demande Ivor en lui tendant par-dessus l'épaule un paquet de chips entamé. Phil décline. C'est plutôt à boire qu'il espérait, mais toute boisson issue d'un tel taudis roulant serait sujette à caution. Il faut compter sur la prochaine escale.

« Attendez ! s'écrie-t-il en voyant soudain passer des palmiers devant la fenêtre. Là, regardez, il y a un plan d'eau ! Une oasis !

— Oui, oui. C'est joli, pas vrai ? Ça met un peu de couleur.

— On ne s'arrête pas ? s'étrangle Phil qui sent bien que la vieille guimbarde ne décélère pas.

— Non, pas la peine. C'est un mirage. On en voit beaucoup par ici.

— Vous voulez dire que cette oasis n'existe pas ?

— Elle existe, mais ailleurs. Infiniment loin de nous. Tellement loin que nous n'aurions jamais le temps d'y arriver. Comme les étoiles.

— Comment le savez-vous ?

— Je sais où sont les oasis, il n'y en a pas dans le coin. Dans le désert, ce qui est là n'existe pas forcément, et ce qui existe n'est pas forcément là. Vous, entre tous, vous êtes bien placé pour comprendre ça, non ? »

Phil allait encore poser une question, mais le crépitement d'une bouchée de chips ardemment mastiquée l'en dissuade. Dans le rétroviseur, l'oasis qui n'est pas forcément là rétrécit jusqu'à ne plus exister.

UN TAXI DANS LE DÉSERTOù les histoires vivent. Découvrez maintenant