LA TOUR ET LE PALAIS (partie 2)

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Il décide de croire Ivor et s'installe en face de lui, de l'autre côté de la table, ronde, évidemment. Le reste de la salle ne contient pas d'autre mobilier.

« Deux chaises, comme par hasard ! souffle-t-il. C'est bien commode...

— Oui, le Palais nous attendait. Il sait recevoir ses invités. Et puis, un peu d'ombre, que demande le peuple ?

— En effet. Je ne serais pas contre l'idée de rester un peu.

— On ne pourra pas rester bien longtemps, malheureusement. Le Palais de Sable est éphémère, il ne reste jamais en place plus de quelques heures.

— Qu'entendez-vous par là ? Qui l'a construit, d'ailleurs ? Je n'arrive pas à identifier un style ou une période bien définis...

— C'est le vent qui l'a construit. Le Palais de Sable n'est pas l'œuvre d'une main humaine. Il s'agrège et se désagrège au gré du vent. C'est un palais nomade, on ne le trouve pas deux fois au même endroit, et il change de forme à chaque fois. On ne visite pas deux fois le même Palais de Sable. Aujourd'hui, il contient deux chaises pour nous, demain il en comptera peut-être quatre ou sept, selon le nombre des voyageurs qu'il rencontrera. Certains jours il ressemble à un dôme, d'autres jours il prend l'aspect d'une grande maison, d'un château, d'une tente. Avant ce soir, il sera défait, et le sirocco l'emportera ailleurs. Il n'est ici, aujourd'hui, sous cette apparence, que pour nous. Si nous revenons demain, il aura disparu.

— C'est singulier... cela me rappelle une vieille légende arabe, qui raconte comment un prince, fasciné par une tour maudite qui voyage dans le désert, quitte un jour son royaume et ses sujets pour se lancer à sa poursuite. Il pourchasse cette tour magique sans trêve, jour après jour, afin de percer son secret, mais toujours elle se déplace, s'écarte de lui quand il croit enfin l'approcher, change de direction en permanence. Il pense la rattraper à l'Ouest au coucher du soleil, et la retrouve au Sud le matin, infiniment plus loin. Connaissez-vous cette histoire ?

— Je l'ai entendue, je crois.

— Savez-vous ce qui arrive au prince ?

— C'est la tour qui finit par s'emparer de lui, une nuit, pendant son sommeil. On ne le revoit plus jamais.

— Les habitants du désert disent qu'il est pour toujours prisonnier à l'intérieur, que c'est son châtiment pour avoir voulu abandonner son royaume et ceux qui avaient foi en lui.

— Ou pour avoir voulu poursuivre l'insaisissable...

— Curieux, n'est-ce pas, de voir que disparaître est toujours perçu comme une forme de punition...

— Et vous qui êtes expert en la matière, qu'en pensez-vous ?

Facilis descensus Averno. Ce n'est pas disparaître qui est difficile, mais réapparaître.

— Alors on ne devrait peut-être pas s'éterniser... »

Ils restent attablés encore un moment, sans parler, à savourer la fraîcheur caverneuse du dôme. Lorsqu'ils s'apprêtent à sortir, Ivor pose la main sur l'épaule de Phil :

« Vous n'avez pas vu l'escalier, là-bas ? Ça ne vous dirait pas d'aller voir ce qu'il y a à l'étage ? »

Phil lève la tête : en effet, le plafond est plat, ce qui indique la présence d'un autre niveau, au-dessus d'eux, sous la coupole. Il s'étonne de n'avoir pas noté ce détail, et d'être passé complètement à côté de l'escalier. Ses facultés d'observation et d'analyse ne sont plus ce qu'elles étaient.

« Vous ne venez pas ? demande-t-il à Ivor qui s'éloigne.

— Vous me raconterez. »

Dehors, le ciel s'empourpre déjà. De retour au volant, Ivor s'ingénie une nouvelle fois à ranimer l'autoradio. Quand Phil reprend place sur son siège, sans un mot, il démarre. Ils roulent un temps en silence, les doigts d'Ivor triturant toujours sans succès la mécanique capricieuse. Phil regarde le Palais de Sable rétrécir dans le rétroviseur, et regrette de n'avoir pu prendre ni photos ni notes, son carnet et son appareil s'étant dissous dans le sable de la valise.

« Alors ? Qu'est-ce qu'il y avait, en haut ?

— Un livre, lâche Phil après un court moment de suspens. Un livre de sable, comme la table et les chaises.

— Ah. Et il parlait de quoi, ce livre ?

— Je l'ignore. Je ne pouvais pas l'ouvrir, il serait tombé en miettes.

— Il n'y avait pas de titre sur la couverture ?

— Non, ment Phil.

— Dommage, on n'en saura pas plus. C'est souvent comme ça, dans le désert.

— Vous le saviez, n'est-ce pas ? Vous saviez qu'il y avait ce bouquin à l'étage ?

— Non, je ne savais pas. Je ne suis que le chauffeur. C'était vous, le voyageur qu'attendait le Palais aujourd'hui. Ce qu'il y avait en haut, c'était quelque chose qu'il ne voulait dire qu'à vous.

— C'est pour ça que vous me l'avez fait visiter ?

— Je vous ai fait voir le Palais parce que vous ne le cherchiez pas. »

L'habitacle s'enfonce dans un nouveau silence, rythmé par les soubresauts du moteur. Phil se renfrogne, frustré de voir encore une fois les clefs d'un beau mystère lui glisser entre les doigts. Il ne peut tout de même pas avouer à Ivor que le titre du livre était Un Taxi dans le désert.

Par chance, c'est le moment que choisit l'autoradio pour ressusciter dans un grand craquement qui fait voler en éclats cette ambiance lugubre que les non-dits commençaient à installer.

We may lose, and we may win

Though we will never be here again...

« Ah ! C'est pas trop tôt, ça va nous peupler un peu le voyage ! triomphe le chauffeur qui n'est pas tout à fait sûr de pouvoir s'attribuer ce petit miracle. Comme ils l'avaient espéré, toutefois, la musique égaie le trajet et adoucit un peu cet arrière-goût d'irrésolu que leur a laissé leur bref séjour au Palais.

Take it eaaaasyyyy

Take it eaaaasyyyy

Don't let the sound of your own wheels drive you craaaazyyyyy...

Près d'une heure plus tard, alors que le soleil rubescent est sur le point de plonger sous l'horizon, ils voient passer au loin une haute colonne grise, qui semble se mouvoir assez vite. Ils savent tous deux de quoi il s'agit – ils connaissent la légende – et d'un accord tacite, ils continuent leur route sans dévier d'un pouce. Mais tandis qu'Ivor garde les yeux rivés sur la nuit qui approche, à l'arrière, un autre Phil-mirage se soulève, sort de la voiture en traversant le toit et s'envole par-dessus les dunes, à la recherche du prince...

UN TAXI DANS LE DÉSERTOù les histoires vivent. Découvrez maintenant