LE SIXTIN

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Un grondement tentaculaire arrache Phil à son rêve et le ramène sur la banquette arrière. Tout tremble, le tonnerre vient de partout à la fois, et la voiture avance, tangue et sursaute comme un navire ballotté par la houle. Il jette un œil par la fenêtre qui vibre à se rompre. Dehors, le sable coule à torrents, emportant le frêle taxi dans un glissement de terrain aux allures de fleuve déchaîné. Sortir de là, au plus vite ! Il secoue Ivor qui, bien évidemment, dormait à poings fermés.

Impossible d'ouvrir les portières, coincées par le flot de sable mouvant qui se presse contre elles. Il faut se résoudre à briser les vitres à coups de pied, ce qui s'avère beaucoup moins facile que dans les films. C'est Ivor qui réussit le premier, et tous deux s'engouffrent par la brèche pour s'extirper de l'habitacle et se réfugier sur le toit, où ils s'efforcent de se maintenir en équilibre précaire. Après une périlleuse séance de surf improvisée, où la voiture menace de s'engloutir à tout instant, ils finissent par passer à proximité d'une dune encore stable, vers laquelle ils s'élancent d'un bond désespéré.

Par chance, ils arrivent à atterrir sur une pente solide que le flux tonitruant a épargnée. Ils se retournent pour voir le taxi poursuivre sa course à une vitesse effrayante, charrié par le bouillonnement incessant.

« Eh bien ! Il était moins une ! s'exclame Ivor qui semble, comme de coutume, assez vite remis de ses émotions.

— Qu'allons-nous faire sans voiture ?

— Oh, rien ne dit encore que nous soyons sans voiture. Venez, allons un peu plus haut, voir jusqu'où s'étend ce glissement de terrain. Il doit bien y avoir un endroit où ça s'arrête. »

Ils escaladent la dune, dont la base commence à se défaire et à rejoindre le courant par morceaux. Une fois au sommet, ils contemplent un spectacle sidérant : la coulée de sable file vers un immense ravin, où la rejoignent d'autres torrents venus de toutes directions, qui forment en se jetant ensemble dans l'abîme un véritable Niagara de sable. Le désert s'est ouvert et entreprend de s'avaler lui-même. Un vide au cœur du vide. Bientôt le taxi n'est plus qu'une scorie lointaine, si ténue qu'ils ne la voient même pas tomber. Au fond du gouffre émerge une titanesque carcasse de métal verdâtre, qui tourne sans fin sur elle-même, emportant dans son mouvement les tonnes de sable telle une colossale centrifugeuse. Bien qu'il ne l'ait jamais vue, Phil la reconnaît au premier coup d'œil.

« Nous le cherchions, c'est lui qui nous a retrouvés, soupire Ivor. Je pensais bien que nous le verrions, mais pas maintenant. Il n'a jamais cessé de voyager, c'est pour ça qu'il est si difficile à trouver. Parfois, il sort du sable, reste à ciel ouvert quelques heures, puis il s'enfonce à nouveau pour réapparaître ailleurs.

— Pourrons-nous le revoir ?

— Qui sait ? Le voir une fois est déjà une chance rare. Mais ce n'est pas impossible. »

Déjà, dans les profondeurs du cratère, l'épave tourbillonnante commence à s'enliser. Le flot des cascades de sable ralentit. Les arêtes métalliques ébréchées sombrent par degrés. L'apparition touche à sa fin. Phil boit des yeux les dernières secondes de visibilité de cette légende oxydée. Un instant plus tard, elle a disparu, laissant derrière elle un siphon qui gargouille encore un moment en aspirant quelques ultimes vagues de sable avant de s'immobiliser. Le désert redevient fixe, morne et silencieux.

« Non, dit Ivor en posant la main sur l'épaule de Phil qui s'apprête à descendre dans le ravin. On ne sait jamais, si ça se remettait à bouger ? Vous seriez avalé en moins de deux.

— Alors il faut encore le laisser s'échapper ?

— Vous avez eu le privilège de le voir, non ? Qu'attendiez-vous de plus ?

— Je ne sais pas. J'imagine que quand on a trop attendu, on ne peut plus cesser d'attendre. Même quand on a eu ce qu'on voulait.

— Vous êtes déçu ?

— Pas vraiment. Au contraire, je suis heureux de l'avoir vu. Simplement, cela n'a pas éteint l'attente en moi. Je crois que rien ne pourra plus l'éteindre.

— Ne vous avancez pas trop. Le désert a l'art d'éteindre bien des choses. »

À l'idée qu'il va falloir continuer à pied, Phil est obligé de s'avouer qu'Ivor est peut-être dans le vrai.

UN TAXI DANS LE DÉSERTOù les histoires vivent. Découvrez maintenant