LA VALLÉE DES DISPARUS

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Phil se réveille en sursaut pour trouver ses pieds enfouis dans le sable. Il y en a partout, il lui monte presque jusqu'aux genoux. Pourtant, la voiture roule, comme si de rien n'était. Pas de tempête en vue. L'habitacle se remplit, inexorablement, sans qu'il puisse en repérer la cause. À l'avant, Ivor ne semble pas s'en inquiéter. On pourrait même se demander s'il l'a remarqué. Phil se penche vers lui pour l'alerter, mais recule aussitôt, épouvanté. Un squelette ! Il est à bord d'un taxi de l'au-delà, conduit par un fossile. Conduit-il vraiment, d'ailleurs ? Ou laisse-t-il le véhicule dériver sans objet dans cette interminable plaine d'absence ? Il n'est même pas certain que ce squelette soit celui d'Ivor. Peut-être est-il embarqué à son insu avec le capitaine du Sixtin, qui l'emmène vers son vaisseau légendaire. Ou peut-être s'agit-il du dictateur du Costaguana en personne, qui emporte dans les sables du coffre les restes de son trésor fantôme... Sont-ce des ossements qu'il voit émerger à ses pieds ? Phil regarde par la fenêtre. Il n'y a plus de sable, plus de ciel. Plus de couleurs. Plus rien. Le taxi flotte dans le vide absolu. Ils ont perdu jusqu'au désert même. Dans un brouillard de grésillements, l'autoradio émet par intermittences une voix d'outre-tombe, qui semble prononcer un discours ou raconter une histoire, dont il ne capte que des bribes...

... ma f—mme ne me tr—pe pas...

Phil se réveille en sursaut. D'un coup d'œil fébrile, il inspecte l'habitacle. Pas de sable, ni d'ossements. Sur le siège conducteur, Ivor est réincarné, bien à sa place. Dehors, le ciel aussi. L'autoradio est de nouveau muet. Retrouver tout cela ne devrait pas le rassurer, mais voilà à quoi il en est réduit. Combien de temps a-t-il dormi ? Vaguement soulagé, il laisse vagabonder son regard sur le désert retrouvé.

« Arrêtez la voiture ! s'écrie-t-il un instant plus tard.

— Une envie pressante ? s'enquiert le chauffeur.

— Arrêtez-vous ! »

Le taxi freine dans un nuage de poudre, et Phil se précipite à l'extérieur pour aller se poster à quelques mètres et scruter l'horizon, les mains en visière au-dessus des yeux. Ivor descend à son tour et vient le rejoindre.

« Qu'est-ce que vous avez vu ? Encore une oasis ?

— Regardez là-bas, dit Phil en désignant le sommet d'une haute dune. Une silhouette.

— Ah, tiens, oui. Elle ne bouge pas des masses.

— C'est bien ce qui me chiffonne. Allons voir de plus près. »

D'un pas décidé, il s'élance vers la dune, suivi d'un pas plus nonchalant par son soi-disant guide. À mesure qu'il approche, l'immobilité totale de la silhouette s'affirme plus nettement. Quand il atteint enfin le sommet, tout s'explique.

« Une statue de sable !

— Oui. Et il y en a d'autres, voyez ! », dit Ivor en montrant le vaste cratère cerné de dunes qui s'ouvre devant eux. Il y en a des centaines, debout dans ce vallon silencieux. Une foule pétrifiée, grandeur nature. Chacune est figée dans une attitude banale, quotidienne, comme si la foudre avait frappé au beau milieu d'une conversation ou d'une explication qui semblait devoir aller jusqu'à son terme sans encombre. Rien ici des poses torturées ni des expressions terrifiées de Pompéi. Une Gomorrhe paisible. Phil descend la pente et admire le détail dans le ciselage des vêtements, des postures, des plis. De toute sa longue carrière d'archéologue excentrique, il n'a jamais rien vu de tel.

« On appelle cet endroit la Vallée des Disparus. Je comptais vous emmener voir ça bientôt, mais je ne pensais pas qu'on était si près.

— Alors, toutes ces statues, ce sont eux ? Les Disparus ?

— Ce sont les voyageurs qui ont disparu dans le désert. On dit que pour chaque personne qui disparaît, son effigie apparaît dans cette vallée.

— Qui les a sculptées ?

— Le vent. Qui voulez-vous que ce soit ? Il n'y a personne d'autre ici. Pour chaque personne dont on perd la trace dans les sables, il façonne une statue.

— Un cénotaphe, en somme.

— Oui et non. Rien ne dit qu'ils sont morts, après tout.

— Tous ces gens, murmure Phil tandis qu'il déambule parmi les figures rigides, qu'étaient-ils venus chercher ?

— Ils ne le savaient peut-être pas eux-mêmes. Comme un autre voyageur que je connais. »

Toutes les statues ne sont pas debout. Certaines sont à genoux, les mains plongées dans le sable, comme cherchant à arracher au désert quelque secret vital. D'autres sont assises, les coudes sur les genoux, les traits suggérant quelque chose entre une extrême fatigue et un renoncement serein. Phil ne parvient pas à décider lesquelles suscitent en lui le plus profond malaise. Au passage, il remarque que certains ont des visages plus flous, comme inachevés. Il n'a pas à explorer longtemps la vallée avant d'apercevoir ce qu'il redoutait d'y trouver.

« On dirait bien que c'est nous, avance Ivor. On est plutôt ressemblants, vous ne trouvez pas ?

— Au niveau vestimentaire, oui, c'est très fidèle. Mais les visages sont à peine esquissés...

— Eh bien, c'est que nous n'avons peut-être pas encore complètement disparu. Nous sommes peut-être seulement en train de disparaître.

— Enfin une bonne nouvelle ! Et que se passerait-il si, admettons, quelqu'un brisait une de ces sculptures ?

— Bonne question. Il y a deux réponses, et personne ne sait laquelle est la bonne. Certains disent que celui dont la statue est brisée réapparaît et trouve enfin la sortie du désert.

— Et que disent les autres ?

— Qu'il perd toute chance de pouvoir réapparaître un jour. »

Prudence ou superstition ? Toujours est-il qu'ils s'en retournent à la voiture en prenant soin de laisser toutes les statues intactes.

UN TAXI DANS LE DÉSERTOù les histoires vivent. Découvrez maintenant