9 : Antha

72 19 54
                                    

Je termine de manger en silence. Ensuite, j'aide Mamlal à débarrasser les verres et à les laver dans la grande bassine de cuivre. Amel ouvre la porte qui donne sur le poulailler collé à la maison. Aussitôt, les natimis et les poulets se précipitent pour venir manger les miettes tombées par terre. Le sol est impeccable en quelques minutes ! Bon, d'accord : on a gagné des fientes, mais mon frère les ramasse et les met de côté. C'est un très bon engrais !

Amel chasse les volatiles dans le poulailler et je vais vérifier qu'il leur donne bien à manger comme il faut. Parce que, bon, des fois, il oublie un peu... parce qu'il a vu, par exemple, une poussière qui brille ou un autre truc étrange que nous on ne voit pas.

Quand on revient, Padal a déjà sorti les grosses couvertures en laine d'entlor. Il les a étalées autour du foyer. Mes grands-parents sont les plus proches des flammes, parce que, la nuit, il fait vraiment très froid et, eux, bah ils sont vieux, alors ils ont besoin de chaleur. L'année dernière, mes arrière-grands-parents vivaient encore avec nous. Mais ils en avaient assez et ils ont décidé d'éteindre leur flamme ensemble. La fête était bien, mais ils me manquent un peu : ça fait tout bizarre, sans eux.

Mamlalanth, elle s'est assise bien droite au milieu des fourrures. Elle est encore en pleine forme pour son âge : ses boucles rousses font comme une aura autour de son visage ridé. Elle pose ses yeux dorés sur moi sans rien dire : je me recroqueville malgré moi. Je suis sûre qu'elle a compris ce que je mijote ! Elle est trop impressionnante, quand elle n'est pas contente. Ça n'arrive pas souvent, heureusement, parce qu'elle est pire que Padalanth. Lui, il tape un coup sur le premier qui l'embête – comme ma mère, qu'il n'a jamais trop aimée, je crois, ou Amel qui rêve tout le temps – mais après, il passe à autre chose. Mamlalanth, elle se tait, mais elle te regarde comme si elle allait t'ouvrir la tête pour ranger dedans et te forcer à tout bien faire comme il faut ! Après ça, tu as juste envie de lui obéir vite, vite, vite et de te faire oublier !

Par contre, ma grand-mère, elle raconte des histoires merveilleuses. Tellement belles que j'ai l'impression de les vivre. C'est dommage qu'Amel ne parle pas, parce que je suis sûre qu'il tient d'elle. Il serait aussi doué, peut-être même plus !

Mais, ce soir, je n'écoute pas vraiment. Je réfléchis toujours. Les Anciens, ils vivent reclus dans la Maison Soleil. Normalement, les hommes vont les voir pour connaitre les nouvelles lois et prendre des conseils. À chaque nouvelle lune bleue, les Anciens rendent la justice, aussi, et ils disent si on doit être puni pour de mauvais actes. Les seules fois ou les femmes et les enfants les voient, en général, c'est quand on vient se recueillir sous la houlette de l'Adorateur de Sol. Lui, il me fait peur. Je ne devrais pas le dire, mais je ne l'aime pas du tout. Pourtant, il ne fait pas que gronder, comme Padalanth avec sa grosse voix. L'Adorateur de Sol, il n'a pas beaucoup de muscles, non plus, il est tout maigre, tout desséché. Non, on dirait qu'on pourrait le casser en deux en éternuant et il sourit tout le temps. Mais un de ces sourires, que ça te donne envie de vomir et de partir très loin !

Les autres Anciens, je ne les ai presque jamais vus. Tant mieux, parce que les rares fois où je les ai croisés, ils m'ont jeté un regard pas gentil du tout. Une fois, j'ai entendu Padalanth dire à Mamlal que les Anciens, ils détestent notre famille parce que Mamlal n'a pas été capable de donner des enfants normaux à Padal. Depuis ce jour-là, je suis un peu en colère contre Padalanth. Ce n'est pas juste de dire ça. Et j'aime encore moins les Anciens.

Mamlalanth a terminé son histoire. Je n'ai rien écouté. Je crois qu'Amel non plus. La nuit est tombée, dehors, et c'est l'heure de méditer. Nous nous couchons tous sous les couvertures. J'entends la respiration des autres qui se calme : c'est la preuve qu'ils entrent en transe. Je ferme les yeux et me laisse aller à mon tour. Ma flamme intérieure se nourrit du feu qui brûle près de moi.

Le soleil ne brille pas encore quand Mamlal me secoue doucement :

— Il est l'heure de vous lever, les enfants...

Amel et moi, nous avons le dernier tour de garde du feu. Surveiller le foyer, c'est très important. Notre peuple ne peut pas vivre sans flamme. Si elle s'éteint, la nuit, nous nous transformons en ombre. Personne ne veut ça !

Dès que nous avons sept ans, nous sommes considérés comme capables de veiller sur le feu de la maison. Amel doit le faire avec moi pour apprendre. Mais, cette fois, dès que Mamlal est retombée dans sa transe, je me lève. Je pose un doigt sur ma bouche :

- Je reviens vite, Amel. Surveille bien le feu, d'accord ?

Je dois parler aux Anciens. J'allume une chandelle et je me faufile dans la nuit.

AdelphesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant