18 : Antha

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La foule est silencieuse, massée sur les rondins qui servent de sièges autour du parcours. C'est normal : le Premier Passage débute par une prière à Sol. Assise entre mes parents, je me mords les lèvres. Nous sommes face aux obstacles qui sont encore déserts. Mamlal serre ma main si fort que ça me fait mal. Mais je ne dis rien. Ça me rassure. Padal, il garde le dos bien droit. Il n'a pas l'air inquiet. On dirait qu'il est indifférent. Lui, c'est un homme et, les hommes, ils n'ont pas le droit d'avoir peur. Alors, il reste immobile, les bras croisés. Mais, moi, je sais qu'il est oppressé par l'angoisse, parce que sa mâchoire est si contractée que je l'entends grincer des dents. 

Les garçons concernés par le Premier Passage, ils sont avec les Anciens. Padalanth et Mamlalanth se trouvent aussi dans la maison Soleil, comme toutes les vieilles personnes du village. Les hommes sont censés donner leur force et leur courage aux enfants et, les femmes, elles doivent les rassurer. Mais je sais que mon grand-père va tenter de distraire les Anciens pour que Mamlalanth puisse fredonner les mots qui calment Amel. Si tout se passe bien, elle les lui murmurera en boucle, encore et encore, jusqu'à ce que le départ soit donné.

La prière n'en finit plus. J'ai déjà passé tellement de temps à supplier Sol d'épargner mon petit frère ! Je suis sûre que notre dieu en a assez de m'entendre. Alors, je m'excuse de le déranger. Et puis, je recommence à l'implorer en silence.

Soudain, il y a un mouvement dans la foule. Tout le monde ouvre les yeux. Les Anciens sont en train de sortir de la maison Soleil. Ils tiennent des encensoirs, où brûlent des herbes sacrées. Ces parfums âcres parviennent jusqu'à moi et me font tousser. Les petits suivent docilement. Une grande clameur emplit la place. Chacun tape des pieds, par terre, et sur ses cuisses, avec ses mains. Ma gorge se noue. Amel doit être terrifié. Je ne le vois pas. Les enfants sont visiblement effrayés par le monde qui s'agite devant eux. Si un gamin normal a peur, comment mon petit frère pourrait-il s'en sortir ?

Ils sont quatre à se présenter, vêtus des tuniques blanches rituelles. Elles sont brodées d'or par les mères pendant les trois années qui précèdent le Premier passage. Mamlal a passé des heures à parer celle d'Amel. Elle l'a surchargée d'arabesques, comme si honorer Sol donnait plus de chances à mon petit frère de survivre. Heureusement, le tissu a séché : quand Amel l'a enfilé, ce matin, on ne voyait plus les traces de larmes.

D'abord, je reconnais Benal, le petit-fils du Chef en personne. Lui, il se positionne devant tous les autres. Il est aussi fier que son grand-père, celui-là ! On dirait qu'il veut déjà impressionner tout le monde avec les muscles qu'il n'a pas encore. C'est un gamin pas méchant, mais un peu brutal et du genre à écraser tout ce qui bouge sur son passage, sans même prendre conscience du mal qu'il fait. Sa tunique à lui, elle étincelle de mille feux. On voit que sa Mamlal s'est donné beaucoup de mal : il y a des soleils tarabiscotés sur l'intégralité du linge.

À ses côtés, je vois Menilo, un petit maigrelet avec une tignasse qui s'échappe de son foulard et qui lui mange la moitié du visage. Il regarde avec terreur son oncle assis dans le public. Ça, c'est parce que depuis que le père de Menilo est mort à la chasse, le frère de ce dernier a pris la mère du gamin pour nouvelle épouse. C'est la tradition. Sauf que l'oncle a déjà deux fils de son premier mariage. Il parait que Menilo ne vaut rien par rapport à eux et qu'il est aussi faible qu'une fille. Moi, je dis qu'une fille, ce n'est pas forcément faible, alors d'abord, ben... c'est n'importe quoi ! Voilà.

Les Anciens s'installent sur une grande estrade qui surplombe l'arrivée du Parcours. Toutes les vieilles personnes du village apportent avec beaucoup de cérémonie un immense sablier dont le sable doré repose au fond. Il fait au moins le double de ma taille. Il est en verre et, le verre, c'est très très rare. Mais vraiment beaucoup rare, hein ! On n'en voit pas ailleurs, ou alors parfois sur des petits colliers minuscules, quand on va au marché près de la Frontière.

Enfin bref.

Une petite mamie tapote les épaules du troisième garçonnet qui a l'air complètement affolé. C'est Methon. On se moque de lui, au village, en disant que sa Mamlal le couve beaucoup trop et qu'il n'arrivera jamais à devenir un homme. Moi, je dis qu'il a trois ans, alors, il a le temps de se transformer en monstre insensible comme les Anciens le veulent non ? Ou alors, il sera un gentil Padal, comme le mien, qui ne tapera pas sur son fils et ne dira pas à sa fille que son seul rôle dans la vie est d'obéir comme une femelle entlor.

Le dernier à se présenter sur la ligne de départ, c'est An. Il fronce les sourcils et il fait une grosse grimace de contrariété. On dirait qu'il a envie de faire caca. C'est peut-être le cas, après tout. Lui, je l'aime bien. C'est le seul que je n'ai jamais vu embêter Amel. An baisse son foulard autant qu'il peut au-dessus de ses yeux, comme s'il refusait qu'on le regarde. Et puis, même si c'est un peu trop tôt, il se met en position pour courir vite, comme son père a dû le lui apprendre.

La clameur de la foule se calme et le silence revient. Mon cœur tape fort dans ma poitrine. Amel n'est toujours pas sorti de la maison Soleil.


*** Merci à tous ceux et celles qui lisent, votent et commentent cette histoire ! 

Juste un petit message pour vous prévenir que ce mini-roman arrive sur la fin : il comptera exactement 22 chapitres. Il ne reste donc que 4 chapitres en compagnie d'Antha et Amel. En espérant qu'Amel s'en sorte et qu'Antha ne s'attire pas de nouveaux ennuis ! ***

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