Chapitre 7

168 31 49
                                    

Jeanne avait dû marcher tellement longtemps sur ses pieds douloureux qu'elle en avait oublié jusqu'au concept même de la douleur. Pour la fatigue, c'était à peu près pareil. Tant qu'elle était en mouvement, elle ne s'endormait pas. Mais si elle avait le malheur de s'arrêter rien qu'une seconde, alors elle fermait un bref instant les yeux et se sentait envahie d'une sensation de flottement – et surtout de soulagement – jusqu'à ce que la voix d'Isidore ne s'infiltre à travers les couches épaisses de sa conscience:

— C'est par là !

Et alors Jeanne repartait, en le suivant mollement.

Ils avaient marché depuis la place du marché pendant une vingtaine de minutes, en direction de ce que le Duc avait appelé la « forêt dense », encore un lieu dont Jeanne n'avait pas connaissance de l'existence – elle aurait dû faire une liste, tiens ! – et qui semblait faire partie intégrante de Valraven, au même titre que le lac doré. Selon Isidore, et surtout selon les légendes, cette forêt dense était l'endroit où l'on avait le plus de chance de trouver le vieux sage. Si retrouver Mistigri-Pompon semblait de plus en plus reposer sur une chance incertaine que sur une réelle maîtrise de la situation, Jeanne ne voulait pas baisser les bras – ni les paupières – avant d'avoir exploré cette nouvelle piste. Isidore lui avait expliqué que, toujours selon les légendes, trouver le vieux sage serait une tâche aussi complexe que le faire accepter de parler et que, même une fois son accord obtenu, il était tout à fait possible qu'il ne leur soit d'aucune aide, le vieux sage ayant la réputation d'être tellement énigmatique et empli de mystère qu'il pouvait « être » ou « vivre » la réponse plutôt que de se contenter de la donner – Jeanne n'avait pas bien compris ce que cela voulait dire, mais Isidore avait l'air très sérieux. Elle avait senti tous les peut-être s'ajouter les uns aux autres et s'était dit que parvenir jusqu'au sage et obtenir une réponse relèverait certainement du miracle. Leurs chances de retrouver Mistigri-Pompon grâce à lui semblaient aussi élevées que celles de lui tomber dessus par hasard, en train de se lécher la patte avec pudeur, assis quelque part comme s'il les attendait patiemment. De plus, si Jeanne commençait à avoir sa dose d'aventures, selon Isidore et ses légendes celles-ci ne faisaient que commencer. La forêt dense avait pour réputation d'abriter toutes sortes de « tâches », des défis censés tester ceux qui s'aventuraient un peu trop près de l'antre du vieux sage.

— En gros, avait dit Isidore, si on commence à se faire attaquer il faut se réjouir car ça signifie qu'on approche du but, mais il faudra aussi être prêt à se battre car la tâche sera loin d'être terminée, difficile à surmonter, et peut-être même létale.

— Super, avait ironisé Jeanne.

— Vous aimez ? Je pensais que vous auriez trouvé cela un peu...dangereux, mais c'est vrai que c'est excitant !

Jeanne se demandait si, en plus du système horaire, elle avait oublié de créer le concept de l'ironie à Valraven. Il était vrai qu'elle ne l'utilisait pas beaucoup elle-même à Ravenval, mais depuis qu'elle était ici, c'était comme si sa situation entière semblait vouloir faire appel à un sarcasme permanent. C'était du moins de la sorte qu'elle avait senti les dernières heures se manifester, comme si tout Valraven voulait se payer sa tête et se mettait à lui crier quelque chose comme: « Ah, tu veux écrire un livre ? Voilà ce qu'on en fait. Des oiseaux ? Non, des bisons ! Tu cherches un chat ? Tiens, voilà un gnome ! ».

Isidore n'avait pas l'air de comprendre à quel point ça pouvait la mettre en rogne. Elle qui avait passé tellement de temps à travailler sur ce roman, à en mettre au point la moindre parcelle, le moindre détail. À écrire des personnages auxquels elle s'était attachée (et qui se révélaient complètement différents de ce qu'elle avait écrit !), pour se rendre compte qu'elle pouvait plonger directement dans le monde lui-même, le visiter – sous couvert d'y avoir égaré un chat, bien entendu –, et même interagir avec lui, et finalement constater que rien ne s'y passait comme prévu, et que tout ne tenait que dans un équilibre précaire qui menaçait de s'écrouler à chaque pas qu'elle faisait dans les rues désertes. Pour en rajouter une couche, elle n'avait même pas l'occasion de tenter de remettre de l'ordre dans tout cela parce que 1) elle n'avait pas la moindre idée de comment elle était censée faire pour que le livre l'écoute et 2) elle devait en priorité retrouver Mistigri-Pompon et retourner s'occuper de la libraire avant que quiconque ne s'aperçoive qu'elle avait disparue dans un monde parallèle issu de son propre livre dont elle n'avait jamais parlé à personne (et ce n'était d'ailleurs pas prêt d'arriver vu l'état dans lequel elle s'apercevait maintenant qu'il se trouvait: un immense brouillon à peine récupérable).

Le Chat de Monsieur SauneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant