Le Chat de Monsieur Saune

Chapitre 25

Quand Jeanne avait commencé à écrire son livre, trois ans plus tôt, elle avait dû partir de très loin. De plus loin encore qu'une simple feuille blanche ne demandant qu'à être remplie.

Il avait fallu qu'elle se batte contre elle-même, ne serait-ce que pour oser poser ses premiers mots sur papier. Plus encore pour continuer alors que rien de tout ce qu'elle écrivait ne voulait se conformer à la norme carrée qu'elle s'était imposée avec tant d'effort depuis toutes ces années. À chaque ponctuation, la tentation était grande de cesser d'écrire, de cesser de perdre son temps, et de revenir à un mode de vie qui ne comprenait aucune dimension parallèle où son imagination pouvait se développer.

Bien vite pourtant, elle avait compris qu'il ne serait pas si simple de faire machine arrière, ou de s'arrêter, car elle ne pouvait plus faire autrement que d'écrire. C'était comme découvrir la première bouffée d'oxygène, et décider que l'on veut vivre. Était-ce vraiment une décision, ou relevait-ce seulement de l'instinct ? Elle n'aurait su le dire. Mais c'était là, et elle ne pouvait pas l'ignorer.

Chaque fois qu'elle avait pu, elle s'était donc assise devant son cahier, et avait laissé son crayon courir sur les pages, dessiner des mots et des idées, des personnages et des histoires de son encre noire. Elle avait déchiré des pages entières, les avait réécrites. Elle s'était rendue dingue à contempler des heures durant un mur vide ; à tenter de rattraper le train des pensées qui fonçait parfois plus vite que sa capacité à écrire les mots qui lui venaient.

Elle s'était surprise à imaginer l'interview télé dans laquelle elle aurait critiqué l'adaptation cinématographique de son roman, qu'elle ne trouvait pas même à la hauteur de l'écho de ses pensées. Elle avait douté, de tout, tout le temps. Elle avait abandonné quand même, mais était revenue, toujours fidèle au poste.

Elle avait conversé mentalement avec ses personnages, leur avait donné vie et les avait regardé grandir. Elle s'était rendue compte que son monde lui échappait, comme une mère impuissante qui comprend que les beaux jours sont terminés. Elle avait fait face à la crise d'adolescence, et maintenant... maintenant il fallait réparer le monde mis en miette sans poser de question, comme si elle avait toujours été là. Il fallait recoller les morceaux, sans colle et sans morceaux.

Pire, c'était à elle de le faire. À elle qui avait tant douté, à elle qui avait voulu abandonner, à elle qui n'avait pas de solution.

À elle qui n'aurait pas dû se trouver là, dans une dimension parallèle, quand elle avait toujours juré avoir les pieds bien ancrés sur terre.

À elle qui avait déjà fait tellement de pas en avant depuis qu'elle avait atterri ici, qu'elle en était épuisée.

Une dernière épreuve, mais peut-être encore une impasse. Une dernière chance de changer le cours des choses. Ou d'échouer, encore.

Face à l'expression d'Oscar, elle avait soupiré. Il avait raison. Il n'était pas l'auteur.

Si c'était à elle de trouver la solution, alors il valait mieux qu'elle soit à la hauteur. Tout un monde en dépendait, et l'équilibre des autres aussi.

Elle réfléchissait. Le fait qu'elle n'avait pas trouvé de solution au moment de l'écriture ne signifiait pas qu'il n'y en avait pas. Cela signifiait juste qu'il fallait adopter un autre point de vue pour la trouver. N'était-ce pas ce qu'elle avait appris ici ? Que les solutions devaient être à la portée d'un personnage ? Et bien elle y était, n'avait jamais été aussi près d'en être un, alors c'était maintenant ou jamais.

Deus Ex Machina, avait dit Ellias. Il fallait que la solution soit dans le livre, qu'elle découle de toutes les informations récoltées jusqu'à présent, de tout ce qu'il s'était passé. Ce qui signifiait qu'il y avait forcément une réponse, et qu'elle la détenait.