Le lac était aussi doré que son nom l'indiquait. Ce fait aurait pu surprendre Jeanne, qui commençait à prendre l'habitude de voir Valraven détourner complètement ou partiellement le sens des choses qu'elle avait tenté de construire dans un monde qui – elle en avait été persuadée – n'était qu'imaginaire. Mais peu importe qu'il eut été doré ou rouge, ça n'aurait rien changé au fait qu'elle n'avait jamais écrit nulle part le moindre lac de la sorte, pas plus qu'elle n'avait songé à le faire. C'était la première fois qu'elle en entendait parler, que ce fut par elle-même ou par l'un de ses personnages. C'était étrange de se dire que des choses qu'elle n'avait pas inventées pouvaient se glisser de la sorte dans son univers, sans son autorisation. Et pourtant en arrivant devant, elle aurait eu bien du mal à dire que le lac ne se fondait pas merveilleusement dans le décor.
En s'approchant, elle avait remarqué que malgré sa surface aussi lisse et réfléchissante qu'un miroir, les reflets à la surface dorée semblaient être venus d'un autre monde, ou faire partie de leur propre univers. Ce n'était pas le paysage alentour que l'on voyait danser à l'envers sur la surface d'or. C'était un autre monde. Ce n'était ni Valraven, ni Ravenval. C'était différent, magique, presque envoûtant. Ça donnait envie de s'avancer, de plonger et de s'y laisser noyer. Elle avait l'impression que si elle touchait l'eau, tous ses problèmes se fondraient à l'intérieur, et disparaîtraient. Et elle voulait toucher l'eau, juste pour voir. Oui, elle le voulait, et elle allait le faire. Il lui suffisait de tendre sa main, juste un peu...
— Vous êtes folle ?
Elle avait senti une grande force la tirer en arrière, et Isidore la regardait avec un air sévère.
— Je voulais juste toucher l'eau, avait bredouillé Jeanne d'un air un peu hébété.
Elle continuait de fixer le lac avec intensité, comme appelée par une force invisible. Isidore s'était mis face à elle pour détourner son attention.
— Vous savez que le moindre contact avec cette eau peut vous dissoudre comme de l'acide ? À moins que vous ne soyez sous l'emprise de drogues très puissantes – ce dont je doute –, vous mourriez instantanément.
— Oh. Vous pouvez m'en donner ?
— Vous voulez que je vous drogue ?
Jeanne avait incliné la tête et s'était penchée pour reprendre le contact visuel avec le lac qui scintillait.
— Oui.
Isidore avait saisi ses épaules et l'avait secouée très fort. La tête de Jeanne s'était redressée et elle avait détaché son regard du lac pour le poser sur le visage d'Isidore.
— Qu'est-ce que... Je...
— Vous voulez toujours de la drogue ?
— Bien sûr que non ! s'était insurgée Jeanne.
Isidore avait soupiré et avait observé autour de lui avec un air connaisseur.
— Bon, j'allais proposer qu'on se sépare pour chercher Mistigri-Machin...
— Mistigri-Pompon.
— Oui, Pompon. Mais vous n'êtes visiblement pas en état, et il faudrait surveiller l'autre idiot, qui pourrait tomber dans le lac par inadvertance – non pas que ça me dérange, mais...
— Je vous entends, avait dit Gonzague loin derrière.
Jeanne s'était retournée. Gonzague était resté sur le chemin et les observait de loin avec un regard inquiet.
— On est obligé de venir aussi près ?
Il avait fallu dix bonnes minutes pour le convaincre qu'il n'y avait pas de danger à sillonner la rive à la recherche de Mistigri-Pompon. Jeanne avait accepté de partir de son côté avec lui tandis que le Duc vérifiait l'autre rive. Il avait conseillé à Jeanne de ne pas regarder trop longtemps le lac, et elle avait compensé en ne lâchant pas du regard Gonzague qui trébuchait tous les dix mètres sur des racines d'arbres, des cailloux, des brins d'herbe un peu trop épais, ou parfois même sur ses propres pieds. Elle avait pris très au sérieux son rôle de baby-sitter. En l'amenant ici, elle réalisait qu'elle mettait indirectement en danger tout Valraven. Tant que Gonzague était là, il n'avançait pas sur sa propre quête et ne défiait pas Oscar ou la menace qui comptait s'abattre. Mais ce n'était pas son problème, pas vrai ? Elle devait se contenter de retrouver Mistigri-Pompon au plus vite, si possible avant l'ouverture de la librairie, et elle ne savait même pas depuis combien de temps elle était là. Le reste importait peu, dans ce cas ? Mais plus elle avançait, moins elle avait espoir de retrouver le chat en se contentant de regarder là où il aurait peut-être dû se trouver. Il aurait très bien pu tomber dans le lac, ou être à l'autre bout de la ville. Si elle ne le retrouvait pas avant que Gonzague échoue dans sa mission – car elle doutait de plus en plus de sa capacité à être à la hauteur des aventures qui l'attendaient –, alors il pourrait tomber dans un portail à destination d'un autre monde, voir même des limbes, et jamais elle ne pourrait le récupérer. Que dirait alors Monsieur Saune au retour de ses vacances ? Et elle, que lui dirait-elle ? Comment devait-on expliquer à son patron – ou même à n'importe qui, d'ailleurs – que son chat avait disparu dans un monde parallèle issu d'un roman dont vous étiez l'auteur ? Par où commencer quand rien n'avait de sens ? Peut-être était-elle dans un mauvais rêve, mais tout lui semblait pourtant bien réel: le lac, Isidore, la disparition de Mistigri-Pompon, et même son angoisse grandissante qui lui donnait la boule au ventre.
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Le Chat de Monsieur Saune
FantasiaQuand Monsieur Saune, son patron, lui confie la garde de la librairie et de son chat avant son départ en vacances, Jeanne ne voit pas ce qui pourrait mal se passer. Employée modèle le jour, écrivaine en herbe la nuit, elle se pense prête à faire fac...