Les Grands Virages

6.

La voiture n'a pas le rythme des autres et chaque virage l'éloigne un peu plus des premières places. La chaleur du moteur est suffocante et l'eau chaude qu'elle avale pour se désaltérer ne fait qu'empirer sa nervosité. La machine sous ses pieds rugit à chaque accélération comme un cri d'agonie, les pneus glissent sur le goudron trempé comme si la voiture pouvait entendre ses pensées chaotiques, comme si elle comprenait elle aussi que chaque virage peut être mortel, qu'elle ne pourra jamais gagner.
Célia lâche un souffle qu'elle retenait sans le savoir, le pied appuyé sur l'accélérateur.

Il pleut et Pierre revient dans la chambre. Célia meurt d'envie de le regarder mais elle laisse son regard sur le mur en face d'elle, laissant son silence s'exprimer à sa place. Elle sent le lit s'affaisser à côté d'elle et son parfum lui caresse les narines. Il soupire et sa main se pose délicatement sur son bras. Elle meurt d'envie de tout oublier et de se retourner pour se blottir contre lui mais elle concentre son regard sur les petites taches sur le mur blanc. Comme s'il pouvait l'entendre, Pierre s'allonge derrière elle et l'entoure de ses bras, son souffle sur son oreille.
"Cel, parle moi s'il te plaît" un simple murmure.
"Pourquoi tu leur a dit ça ?"
Un nouveau soupire.
"Parce que c'est la vérité, t'aurais répondu la même chose"
"Non parce que moi je t'aime" Ses mots flottent un instant au dessus d'eux. Pierre la sert plus fort.
"Autant que la vitesse ?" Elle hoche la tête. "Autant que le champagne après une victoire ?" "Oui" Elle sent son sourire qui se dessine derrière sa nuque "Autant qu'une crêpe au Nutella ?" Célia est surprise et retient un rire. "Non" elle dit doucement. "Ah! Je le savais!" Célia rit pour de vrai cette fois-ci et se retourne pour lui faire face. Ses yeux sont tendres et son sourire penché laisse apparaître le petit espace entre ses dents.
"Et moi aussi je t'aime, autant que toute la terre mais je ne pourrait jamais choisir, comme toi". Il gratte doucement sa barbe naissante, les yeux toujours posés sur Célia. "C'est notre vie maintenant et on finira en Formule 1 comme promis, faut juste pas qu'on s'oublie mais ça veut pas dire que je t'oublie bien au contraire". Célia se penche et l'embrasse doucement pour montrer son accord silencieux. Il n'y a que le bruit de leurs lèvres et de la vieille horloge qui résonne dans la pièce.
"Tu m'aimeras encore quand je serais championne du monde ?" demande timidement Célia, un sourire provocateur au coin des lèvres. Pierre prend un faux air songeur.
"Je t'aimerai peut être un peu moins parce que je serai jaloux mais je t'aimerai quand même" Célia le pousse légèrement, ils rient.
"Bien sûr que je t'aimerai toujours et j'ai hâte de vivre ce moment là, on va leur montrer Cel, promis juré"

La voiture glisse et ses mains agrippent fermement le volant qu'elle tourne violemment. Chaque muscle de son corps se tend, les vibrations altèrent légèrement sa vision. Le dernier effort semble insurmontable, ses pieds répètent une chorégraphie effrénée et la dernière ligne droite se dessine enfin, le drapeau à damier s'agite.
Le monde extérieur réapparaît, la douleur apparaît elle aussi en même temps que l'adrénaline se dissipe. Célia tente de reprendre son souffle en rejoignant les garages. Le moteur s'éteint et elle frissonne lorsqu'elle sent finalement la sueur sur sa peau. Elle reste dans la voiture, cet enfer devenant pendant un court instant un petit cocon qui la protège de la réalité qui l'attend.
Elle prend une grande inspiration et ses muscles se remettent à fonctionner, elle se tire de son petit monde. Le casque est lourd et ses jambes ont besoin d'un moment pour se souvenir de comment la porter.
Juste avant de rejoindre la pesée, Célia aperçoit Pierre. Ses cheveux sont trempés par la sueur, il mâche agressivement la paille en plastique reliée à sa gourde. Son regard est vif encore sous le choc de la course. Dans ce moment d'euphorie, ses yeux fatigués croisent les siens. Ils se regardent un instant, dépités d'avoir du retrouver leurs tristes réalités.

"Autant que la vitesse ?" Elle hoche la tête. "Autant que le champagne après une victoire ?" "Oui"

Son cœur se sert.

"Je ne t'oublie pas et je vais te protéger Pierre, promis juré".