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Assise sagement sur une chaise de bar, la serveuse balance ses pieds dans le vide en mangeant à son rythme.
Rien d'extravagant. Un plat de pâtes tout ce qu'il y a de plus simple. 
Mais elle mange, c'est bête et c'est rassurant. Ça lui rappelle en quelques sortes, qu'elle vit comme lui, qu'elle est réelle comme lui.
Elle lui parle, entre deux bouchées, de sa passion pour la peinture. Qu'elle rêverait d'être exposée dans une galerie, qu'elle peint pendant la nuit parfois jusqu'au petit matin. 
Qu'elle aime perfectionner une œuvre pendant des heures entières, presque nue parce qu'elle n'a pas de gêne, seule.
Qu'elle aime regarder la couleur s'étaler sur la toile blanche tirée, le crin du pinceau et sa précision, dans la lumière de l'aube.
Qu'elle aime crayonner, imaginer, coucher sur le papier son environnement.
Qu'elle vivrait pour ça.
Et c'est attendrissant, la façon dont elle le dit. Elle le fait en pétillant des yeux.
Sous le regard conquit et protecteur du garçon.

**************

Damiano prend le temps de débarrasser la table, aidé par la blonde têtue qui s'enquit de l'assister alors que lui insistait en répétant qu'elle était son invitée, et qu'elle n'était pas là pour ranger. Mais il faut croire que lorsque Livia décide de faire la sourde, elle est capable de tenir longtemps.

Il ose prendre sa main, l'attire vers lui pour l'entraîner à le suivre. Sans rechigner, elle s'exécute. Il fait glisser la large bée-vitrée et s'avance sur le petit balcon, la serveuse sur ses talons. Ils s'accoudent tous les deux à la rembarde. Le vent n'est pas froid, juste un peu, chargé de murmures tendres qu'ils se forcent à contenir en eux.
Un "reste avec moi cette nuit" renié, un "qu'est-ce que t'es beau" enfoui.
 Ça viendra avec le temps. Peut-être.

- on est pas très haut, je sais, mais la vue est plutôt pas mal, il finit par glisser pour engager la discussion.

Livia acquiesce en se penchant légèrement pour examiner un peu plus la rue faiblement éclairée.
La lumière orangée des lampadaires déteint sur l'asphalte dans un faisceau luminescent, agréable à deux yeux aussi vifs, aussi ouverts que les leurs.
Dans un élan de courage venu d'il ne sait où, Damiano passe son bras autour des épaules de la blonde, qui se contente de sourire de toutes ses dents face au contact.

- tu dors ici ce soir ? 

Incertain dans sa demande.

- si tu me le permets, alors oui.

- à quelle heure t'embauche ?

- vers seize heures, environ.

- alors demain matin, toi et moi, on descendra en ville pour déjeuner, au passage j'irai m'acheter un nouveau portable et tu seras la toute première dans mon répertoire.

Elle lève les yeux vers lui, son sourire redouble.

- quel honneur !

Le chanteur rit doucement. À son tour, il baisse les yeux vers elle. C'est presque comme si la lueur de ses yeux lui ouvre automatiquement les bras. Avec lenteur, en restant sur ses gardes pour ne pas la brusquer, il la rapproche de lui. Pas de résistance apparente, parce qu'elle a comprit ce qu'il a en tête. Pas surprise du tout, même ravie, quand il rompt l'espace entre leurs lèvres, pour se retrouver complétement contre elle, sans répit.
Une paume sur une joue fractionnée par deux mains sur des hanches, deux bouches font une. Parfaite formule, résultat presque précis. Affection arrondie à l'infini après la virgule.

Il ne sait pas précisément ce qu'il se trame eux. Ça lui plait, ça l'attire irrévocablement, elle l'attire.
Mais ça lui laisse tout de même une pointe d'inquiétude acide en travers de la gorge, incapable de définir avec précision ce qu'elle finira par représenter pour lui dans le futur.
Il ne la connaît pas. Peu. Pourtant il veut l'apprendre au mieux. Par cœur. 

Mais peut-être que tout ne mènera à rien. Que tout restera ainsi, figé.
Juste de la baise de temps à autre. Il n'avait pas envisagé la possibilité de quelque chose de sérieux. 
Et ça le blesse, comme si plus jamais il ne pourrait aimer pareil qu'avant.
Mais elle, elle est si différente. C'est stupide et très cliché, mais elle est pas pareil que celle d'avant, que les autres, les filles de passage. Elle veut rester, même que son cœur a déjà posé ses bagages sur le tapis du salon. Il l'a vu faire quand elle a sourit, les yeux brillants, pendant qu'il la faisait valser.

Pourtant, tout n'est pas rose comme dans les téléfilms de Noël. Et si ses inquiétudes devaient avoir un centre de gravité, on pourrait le localiser à vue d'œil.

Grandes lettres, en gras, au noir profond, encadré, souligné et surligné : les sentiments de Livia.

N'importe qui aurait deviné clairement que le regard de la serveuse transmettait quelque chose de très fort à son égard. De très, très fort. Plus qu'une attirance soudaine, c'est certain.
Mais de son côté, tout est si confus et maladroit.
Des tonnes et des kilos d'amour à revendre, sans savoir comment. Et c'est terrifiant.
Il met ses idées obsessionnelles de côté un instant, le temps d'une soirée, d'une nuit. La meilleure chose à faire reste de laisser le temps faire les choses. Il a toujours agi comme ça. Ignorer ses problèmes sur l'instant et tout lui laisser retomber tout cuit. Malheureusement, tout ne se passe pas toujours comme ce qu'il avait initialement souhaité.

Cette nuit-là, ils se couchent nus. Et pas une seconde, ils ne se détachent l'un de l'autre. Ils font l'amour deux fois, toujours dans cette ultime douceur qui alimente ce sentiment de protection chez Livia, et qui fait se questionner le chanteur sur son attachement envers elle. 

Maintenant ils se détaillent, se dévorent du regard. Damiano ne peut s'empêcher de sentir ses lèvres s'étirer quand elle rit.
Elle a un sourire singulier, sourire intense qui a le don de faire fondre son masque de mec dur qu'il s'efforce tant bien que mal à conserver. Mais face à elle, et ses canines en pointes, son sourire blanc et ses pommettes qui se réhaussent lorsque ce rictus qui n'appartient qu'à elle enchante son visage, il se laisse trahir par son naturel.

Cette nuit-là, Livia la passe entre deux bras comme une forteresse, sereine, insouciante. Lui, ne réussit à fermer les yeux qu'aux alentours de quatre heures du matin.
Il ne détache pas son regard de la blonde, ne défait pas non plus son étreinte.
Il l'admire seulement. Minutieusement. De la tâche de naissance ovale et claire sur son épaule, au tatouage sur sa côte, jusqu'à l'anneau argenté accroché au cartilage de son oreille. Il sourit, béat.

 Elle est belle. Il le lui dira encore demain. Belle comme une rose et il s'y piquera forcément. Ou bien c'est lui, qui la piquera. Qui fera tomber ses pétales. Conclusion certes un peu hâtive, mais il a de l'expérience dans le domaine.
Et c'est triste à dire quand plus tôt dans la soirée il se voyait lui offrir une chance. Mais elle lui sera forcément fatale s'il en tombe amoureux. Il a pigé le stratagème.

Alors cette nuit-là, Damiano se jure, intérieurement et pour se protéger :
  pas d'amour, plus jamais.

HAUT LES CŒURSOù les histoires vivent. Découvrez maintenant