Il fallait bien se quitter un jour.
Livia est repartie dans l'après-midi, une heure avant d'aller bosser, question de préparation. L'appart est vide sans elle. Le chanteur a laissé tourner la platine, repasse Radiohead en boucle. La simple relativité de leur rencontre et attachement soudain lui fait perdre ses mots. 
En une approche toute simple, un peu pitoyable, disons ce qu'il est. C'est ce qui l'a mit sur une potentielle piste qu'elle était juste très facile à amadouer. Décevant au début. Conclusion bien abrupte. 
Mais il a fallut moins d'une heure pour qu'il la découvre autrement. Livia à la peau de velours, aux baisers délicats et au toucher incertain.
Un peu prude au premier abord. Mais féroce quand elle prend confiance.
Sans vraiment se comprendre lui même quand elle s'est retrouvé en dessous de lui pour la première fois, mais maintenant qu'il s'y penche, il sait qu'il a aimé. Il a aimé ça, prendre soin de quelqu'un. Surtout d'elle. Il a aimé toutes les fois qui ont suivi.
Maintenant, elle lui manque. Trois jours, c'est tout. À ce stade, on ne peut pas estimer une quelconque durabilité à leur relation, si c'en est une. Mais il a bien comprit qu'il lui plaisait, et ce serait mentir s'il disait que ça n'allait pas dans les deux sens. Seulement, il se demande encore si il est prêt à aller plus loin. À laisser derrière lui les fleurs, les bougies et les larmes pour les jolis yeux bleus de Livia.
Mais non, pas bleu. Ses yeux lavande, couleur diamant, saphir brut, amazonite, couleur ciel de Florence,  couleur houle, couleur océan.
Ses yeux océans.
Elle a tout pour lui plaire : elle est d'une douceur affolante, cultivée, ils ont les mêmes goûts. Puis elle est pas prise de tête, Liv. Elle est gentille, ne s'impose pas -du moins pas pour l'instant-, et au lit, c'est cool. En somme, il ne voit pas pourquoi ça ne pourrait pas fonctionner. C'est sans compter le manque de l'autre. Faut dire que quasi trois ans de relation, ça laisse une vilaine cicatrice sur le cœur. Surtout au vu de la fin. Il aimerait bien lui en parler, à Livia. Se livrer sur son malheur, réfugié dans ses bras, pleurer s'il en a envie. Et elle, elle dirait que c'est qu'une pétasse, que la vie est une chienne parfois, mais qu'elle est là et que tout va s'arranger.
Il sait qu'elle dirait ça.
Mais pas au bout de trois jours.
Pas quand tout ce qu'elle sait de lui, c'est son prénom, son numéro et son adresse.
Un jour, si ça doit arriver, il le fera. Pour le moment, ne brusquons personne.

Depuis ses réseaux, il envoie des messages à ses amis les plus proches, expliquant la situation et partageant son nouveau numéro de portable. Pendant qu'il rédige un mail à son manager, un appel inconnu prend place sur l'écran. Il décroche, premier réflex.

- Dam ?

- lui même.

- c'est Ethan.

- j'connais ta voix. Tout va bien chez vous ?

- à merveille depuis hier. Et toi, ta copine ?

Ethan devine que son ami lève les yeux au ciel.

- c'est pas ma copine.

- en tout cas, t'étais médusé l'autre soir.

- sans doute.

Le sarcasme est la plus grande arme que Damiano peut dégainer quand il est mal à l'aise. Manque de chance, au bout de six ans, ses amis savent comment le toper avec ça.

- faudrait que tu nous la présente, un jour.

- t'emballes pas trop, Edgar. Pour le moment, on couche ensemble et ça va pas plus loin.

- elle est comment, alors ?

- Livia. Elle est cool. Compréhensive, pas idiote. Elle sait ce qu'elle veut. Je dois avouer qu'elle est très belle, aussi. Je l'aime bien. Elle est facile.

- joue pas trop, hein. Si ça se trouve, elle s'attache pendant que tu fantasmes.

- j'en sais rien Edgar. Pour le moment c'est cool mais je suis paumé, j'ai plus l'habitude de tout ça.

- de tout ça ?

Damiano passe une main sur son visage.

- sur le papier, elle est parfaite. J'te jure, je sais pas d'où elle sort. C'est un ange cette fille. Mais je veux plus me faire niquer en amour, ça me rend malade rien que d'y penser

Il soupire, le visage dans sa paume.

- et là elle est partie, juste pour travailler, et elle me manque déjà. C'est la merde, Ethan.

- et elle ? Tu lui plais ?

- bien sûr que je lui plais. Elle est collée à moi comme une cerise.

- alors pourquoi tu t'inquiète ? Prends en compte ses sentiments à elle, vas y doucement et laisse la te rassurer. J'suis sûr que ça peut donner quelque chose de beau, vous deux. Puis ça te ferait du bien après tout.

- j'en sais rien. Mais merci Edgar.

Une fois qu'il eut raccroché, le vide s'installait à nouveau. Il n'avait qu'elle en tête. Tout dans ses actions était contradictoire avec elle. Il ne voulait pas tomber amoureux, surtout pas, et il y mettait un point d'honneur, mais malgré tout la couvrait de tendresse dès que possible. Il ferme les yeux, se dit que c'est le mieux à faire dans tous les cas. Fermer les yeux sur tout.

****************

Le service était déjà ennuyant. Ses quelques clients étaient plus sobres que d'autres soirs. En général, les gens se mettent moins minables en milieu de semaine. Accoudée au bar, reluquée de tous les côtés, indifférente au possible, Livia essaye de faire abstraction de l'environnement pour passer le temps. Mais quoi qu'elle fasse et peu importe à quoi elle peut rêver, ses pensées finissent par graviter autour de son amant. Elle les chasse comme elle peut, puis s'y abandonne.
Il est trop de choses pour qu'elle établisse une liste. De ses gestes à son humour, en passant par son sourire, ses goûts bien trop communs aux siens, sans omettre la beauté singulière dans ses traits. Et la chaleur de son corps étendu contre elle après l'effort.
Dans ce domaine, il y a matière à fantasmer pour les trois heures de service qu'il lui reste. En même temps, ils n'ont pas fait grand chose à part faire l'amour, s'enlacer, et recommencer.
Mais ça ne dérange pas Livia. Ça lui plaît plutôt bien. Son habilité à la comprendre et comprendre le fonctionnement de son corps. Il sait s'y prendre, pas de doute là-dessus. Mais elle aime aussi ce léger semblant de faiblesse pendant l'acte qu'il laisse parfois transparaître. 
La surprise a été grande lorsqu'ils se sont retrouvés tous les deux dans un lit pour la première fois. Il n'a pas agi aussi brusquement que ceux qui l'ont précédé. Jamais on ne lui a accordé autant de tendresse. Elle aurait pu pleurer de joie à ses mains qui la caressaient et ses lèvres un peu partout sur son visage. Et la façon dont il lui demande plein de fois si ça va, juste après. 
 Et que le lendemain, le surlendemain, il l'avait traitée comme s'ils s'étaient connus toute leur vie. Que demande le peuple ?

 Son portable émet une vibration contre sa hanche. Elle sursaute et s'empare de l'appareil coincé dans son tablier. Tous les clients du bar auraient pu témoigner de l'éclat de son visage lorsqu'elle a découvert l'expéditeur du texto.
 Damiano, avec une cœur entre parenthèses, lui écrit :
"j'espère que tout va bien. T'es attendue chez moi ce soir, si tu veux bien. Reviens moi vite."

HAUT LES CŒURSOù les histoires vivent. Découvrez maintenant