IX - La légende

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Ivy était une optimiste. C'était bien la première de tous les habitants de la plaine à avoir fait pleinement confiance à la légende qui avait voyagé jusqu'à ses oreilles. C'était bien tombé. Elle avait été sur le départ, fébrile, prête à fuir à tout moment, dès que l'occasion se présenterait, dès qu'un fiacre de voyage partirait et qu'il lui resterait une place à l'arrière ou à côté du cocher. Elle écoutait les conversations des bars où ils se réunissaient, où ils se saoulaient pour noyer dans les vapeurs de l'alcool leurs cauchemars de routes pavées, de sabots clopinant et de secousses de carriole. Elle espérait entendre l'annonce d'un départ intéressant, trouver une place au rabais qu'il faudrait combler. Et dans un coin sombre, à une table luisante de la graisse de ces mains sales, il y avait un vieux, peut-être le plus vieux des cochers, qui racontait des histoires. Mais celle-ci, assura-t-il, celle-ci, elle était vraie. « Tu dis ça pour toutes tes histoires, vieux débris ! », lui jeta la patronne depuis le comptoir où elle essuyait des verres (à quoi bon, les traces de gras y resteraient pour toujours désormais). Mais il en jura sur sa vie, puis sur son chapeau, un tricorne un peu cabossé qui était son vêtement le plus précieux. Et il promettait avec une telle ferveur qu'Ivy se sentit déjà convaincue. Sûre et certaine que ça ne pouvait être que vrai.

Et il conta l'histoire, étoffée, brodée, rapiécée, déformée par les oreilles et les bouches qui se l'étaient passées pendant des mois et des mois à présent, mais il y avait toujours un fond de vérité, il était là, clair comme de l'eau de roche, et Ivy ne pouvait pas le nier. Mieux encore, elle ne pouvait pas nier que ça l'appelait. Cette contrée lointaine. Ce voyage. Cette terre paisible. Là où on n'irait pas la chercher. Et les trois voyageurs, ou qui qu'ils soient, et ceux qui les avaient rejoints, ils semblaient lui tendre les bras, et elle acceptait l'invitation, avant même que l'histoire ne soit finie, qu'un silence admiratif suive le conte qui avait été dépaysant et merveilleux comme on le demande à un conte, elle savait qu'elle irait, qu'elle y vivrait. Et elle y était.


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Quelques jours après qu'Ivy ait fait ce récit, peut-être même le lendemain, le mage demanda à Alexia, alors qu'ils étaient tous au coin du feu, si eux aussi avaient entendu cette légende. La légende. Car elle n'en avait jamais parlé, ou avait habilement évité d'y faire référence dans ses récits. Ou alors le mage ne s'en souvenait plus. C'était leur propre histoire qu'elle avait racontée en premier, il y avait de cela presque deux ans maintenant.

Alexia fronça le nez à la question. Une fraction de seconde, le mage sentit cette onde bien particulière se répercuter sur lui. Il n'y avait qu'elle pour penser si fort que ses impressions vibraient jusqu'à ses interlocuteurs, les envahissaient même un instant et laissaient dans leur abandon un vide sensible. Et celui-ci avait le goût amer de la contrariété. Comme souvent quand il lui adressait la parole, Alexia lui renvoyait un sentiment de contrariété. Elle le détestait. Elle était bien la seule pourtant, mais elle ne semblait pas le supporter. Sans doute parce que c'était lui la vedette, et pas elle. Peut-être aussi avait-elle encore peur qu'il brusque son frère, qu'elle protégeait comme s'il était un petit oiseau tombé du nid. Qu'il se moque de lui et de son extinction de voix, de son aspect frêle et fragile. Comme si c'était le genre du mage. Il était sans doute le plus tolérant d'entre tous, était si heureux de voir qu'il n'y avait pas que des humains qui avaient commencé à les rejoindre. Elle le regardait comme s'il était une menace pour elle, comme si elle lui en voulait d'être à la place où il était, leader de la petite communauté. Elle ne supportait pas son charisme.

« On a entendu des rumeurs, mais on n'y croyait pas. » répondit-elle simplement.

Comme toujours, malgré sa verve légendaire et son amour pour les détails, Alexia restait très vague sur ce qui les avait amenés exactement, précisément, ici.

Tout était, finalement, dans cette seule petite phrase, ce seul petit aveu, qui tintait maintenant aux oreilles du mage. « On n'y croyait pas. »

« On n'y croyait pas. »

Ils n'avaient pas cru qu'ils existaient. Ils n'avaient pas pensé que lui et ses deux amis (et Teo) existaient. Existaient dans ce lieu. En fait, pour eux, ici, il n'y avait personne. Ils pensaient pouvoir s'installer ici tranquillement, à l'écart du monde. Tout seuls.

En fait, ils avaient eu la même idée que les trois voyageurs. Mais ils n'avaient sans doute pas eu l'intention d'être rejoints, et encore moins de rejoindre une communauté.

Pourquoi s'étaient-ils installés finalement ? Il pouvait y avoir tellement de raisons. Ils n'avaient sans doute pas voulu repartir après avoir fait tout ce chemin. Sans doute que ce qui les avait motivés à partir de chez eux n'était pas seulement l'appel de l'aventure. Sans doute étaient-ils plutôt des fuyards, comme lui, comme eux. Qu'ils préféraient accepter la vie en communauté plutôt que de prendre le risque de retourner sur leurs pas.

Il comprenait maintenant la mauvaise humeur d'Alexia le premier jour, ses regards noirs. Ça n'était pas seulement parce qu'elle avait perdu le contrôle juste au moment où il lui avait retiré son statut d'intermédiaire, en s'adressant directement à Quinty. En réalité, elle avait perdu le contrôle depuis bien avant. Le mage était sûr, maintenant qu'il le voyait comme ça, il était sûr qu'Alexia avait voulu faire demi-tour. Comment Quinty l'avait convaincue, ce devait être une autre histoire, mais oui. Elle avait dû accepter, avaler l'idée qu'ils ne seraient pas seuls. Que Quinty ne serait pas seul avec elle.


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De tous les habitants actuels, seule Ivy avait été attirée par la légende. Ça avait mis le temps. Plus de temps qu'il ne l'avait pensé. Quatre, cinq ans ? Mais enfin, enfin la légende se répandait. Il n'avait pas voulu forcer le processus, sortir de la forêt et haranguer le petit peuple humain du bord du monde. Il voulait que ce soient des rêveurs, d'autres rêveurs, qui viennent les rejoindre, pas des pauvres gens qui verraient en eux juste une opportunité. Il voulait être le rêve d'autres aventuriers.

Et puis il n'avait pas non plus voulu forcer la main à ses deux amis. Si certes, le guerrier était lui aussi enthousiaste de l'arrivée de nouveaux habitants, il savait le rêveur plus réservé. Mais il avait eu le temps de s'habituer, maintenant. De se faire à la présence des autres, finalement devenus de bonnes connaissances. De comprendre qu'ils ne se mettraient pas en travers de leur trio, de leur relation exclusive. Le rêveur avait toujours été si effarouché.

Le mage aimait bien l'idée d'avoir construit un petit refuge. D'accueillir ceux qui fuyaient la morne vie de cette ère, ou simplement des problèmes qu'ils n'auraient pas mérités. D'en être le garant, le fondateur. Qu'ils en soient tous les trois les garants et les fondateurs, les pères. Oui, ça lui plaisait. Il ne se cachait même pas à lui-même que ça flattait son égo.

Il avait tellement hâte que d'autres apprennent leur supposée existence, et viennent les rejoindre. Il avait tellement hâte.

Pourvu que la légende courre...


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Jusque Bleakton, la légende avait couru. A Bleakton habitait un homme traqué. Un homme qui avait dû fuir. Un fuyard qui avait eu besoin d'une terre d'accueil.

RELIQUES - Dream SMP AUOù les histoires vivent. Découvrez maintenant