Couchée dans son lit, Anna est recroquevillée sous trois épaisses couettes. Elle grelotte. Elle porte pourtant son pyjama le plus chaud, ainsi que sa robe de chambre. Elle sort de son lit et décide de bouger pour se réchauffer. Elle parcourt successivement le salon, puis la cuisine, afin de vérifier que tout va bien, que personne n'est rentré. Elle s'assied quelques minutes et songe à la vie qu'elle aurait, si tout n'avait pas basculé. Elle serait très certainement en train de participer à l'opération d'un patient. Dans sa vie d'avant, Anna était interne en chirurgie. Elle avait débuté sa première année de spécialisation. Elle se demande ce qu'a pu devenir le Docteur Schweinberg, Quentin et Kyllian, toutes ces personnes qui faisaient partie de son quotidien et qu'elle a perdu de vue du jour au lendemain. Elle jette un coup d'oeil sur la manchette du journal posé sur la table. Le périodique date du 12 septembre 2029. Le dernier qui avait été déposé par le livreur de journaux. Le titre était racoleur mais visionnaire, Grande révolte, tout est perdu ? Anna se remémore les évènements du 12 septembre. Cela fait à peine trois mois, mais elle a l'impression que c'était hier. Un an auparavant, partout dans le monde, de grandes manifestations éclatèrent. Au début, elles avaient été pacifiques. Mais en France, comme dans de nombreux pays, l'exécutif avait réprimé lourdement le mouvement social. Les manifestations s'étaient alors radicalisées. Les manifestants avaient décidé de tous porter du rouge, en référence au sang versé, afin de protester contre la répression policière. Les médias avaient trouvé un nom à ce nouveau phénomène, la Vague rouge. Les manifestants devinrent des émeutiers, les émeutiers devinrent des terroristes, lorsque des armes commencèrent à répliquer à celles de la police. Anna se souvient, alors qu'elle était interne sur Paris, des coups de feu qu'elle entendait et qui la faisait à chaque fois sursauter. Profitant d'une brève accalmie, elle avait fui la capitale et rejoint sa mère en province, à Maizières les Metz. Depuis, elle est restée à ses côtés. La révolte devint progressivement une révolution, les forces de police puis même l'armée avaient été dépassées. En septembre, ce qui restait de l'ordre social s'effondra
Anna avait décidé de rester chez sa mère . Pourtant, elle savait que Sarah était condamnée. En août 2029, on lui avait diagnostiqué un cancer du pancréas. Au mieux, elle n'a que quelques mois à vivre.
– Chérie, tu peux ... La voix de Sarah s'étouffe. Prise d'une quinte de toux, elle ne parvient pas à terminer sa phrase.
Anna se rend compte que sa mère est réveillée. Elle l'entend vomir. Elle monte les escaliers en courant, glisse sur une marche et se rattrape in extremis à la rambarde en bois.
– Maman, maman ? chuchote Anna, anxieusement. Ça va ?
Elle reçoit pour toute réponse un râle effrayant. Sans avoir le temps de reprendre son souffle, Anne soulève sa mère et la place sur le côté pour ne pas qu'elle s'ettouffe. Un filet de sang s'échappe de la bouche de la femme alitée et macule ses draps grisâtres. Anna songe que sa mère a perdu énormément de poids. On dirait un squelette vivant. Il y a encore quelques mois, elle aurait eu toutes les difficultés du monde a la soulever. A présent, elle décolle sans mal le corps décharné de son lit.
– Anna ... Anna, je t'en prie.
La voix de la mourante est faible, presqu'inaudible. Anna frissonne et réprime un sanglot. Elle doit être forte, assez forte pour deux.
– Oui maman ?
– Laisse–moi, pars ! Je vais mourir, je le sais.
– Non, jamais !
Les sanglots que la jeune fille retenait jusqu'à présent deviennent trop puissants. Elle fond en larme.
– Non, maman, je ne t'abandonnerai jamais ! Je serai là quoi qu'il arrive. Toujours, maman ! C'est toi qui m'a appris ça, non ?
– Oui, mais...
Sarah tousse, un glaire obture sa trachée. Elle racle sa gorge, suffoque et parvient à déglutir. Anna, les yeux grands ouverts essuie ses larmes. Ses lèvres frémissent.
– Maman ?
La chambre commence à être plongée dans l'obscurité. Anna allume une petite bougie. Depuis que les évènements de septembre 2029, l'électricité a été progressivement coupée à différents moments de la journée. Depuis un mois, il n'y a plus d'alimentation en électricité du tout. Il en va de même pour le gaz et l'eau courante. La pénombre confère à la scène une ambiance encore plus inquiétante. Sarah ressemble à un fantôme. Le visage have, le teint livide, les yeux creusés, elle semble fixer un point éloigné, encore présente physiquement mais déjà dans le royaume des ombres.
– Maman ? Maman !
– Chut, murmure Sarah, parvenant, avec toutes les peines du monde, à relever son bras et à placer son index sur sa bouche.
Anna acquiesce. Il est en effet très important de ne pas se faire remarquer. De temps à autres, on pouvait entendre des personnes qui parlaient dans la rue déserte. Il arrivait même que l'on discerne des bruits de moteurs au loin. Il y a quelques jours, Anna avait entendu des coups de feu et des cris. Maintenant qu'il n'y a plus de service de police, c'est l'anarchie dehors.
– Tu as faim ?
La mère secoue la tête en guise de réponse.
– Tu devrais manger, ça fait deux jours que tu n'as rien avalé.
Les paupières de Sarah paraissent devenir lourdes. La mère s'endort. Son visage se décrispe. Anna s'approche et retient sa respiration. Elle se rend compte avec soulagement que sa maman respire encore. Elle s'approche de l'armoire, en sort un drap puis retourne voir sa mère. Elle a envie de changer le drap tâché de sang, mais voyant que sa mère dort paisiblement, elle décide d'attendre son réveil. Elle descend ensuite au rez-de-chaussée et se dirige vers la cuisine, son estomac gargouille. Elle ouvre un placard au-dessus du lavabo. Il reste cinq boîtes de conserve, des haricots verts et des saucisses aux lentilles, du sucre en poudre, des épices, du miel et une boîte de céréales au chocolat. Elle se rend ensuite dans le cellier. Les stocks sont relativement plus conséquents. Il y a des bouteilles d'eau, du sirop , une bouteille de vin et des boîtes de conserve. Anna les compte compulsivement, tentant de penser à autre chose qu'à l'agonie de sa mère. Il y en a exactement trente-deux. En tout, il y a donc trente-sept boîtes. Les stocks comptent également deux packs d'eau. Ajoutés à ceux qui se trouvent dans le garage, on est à huit packs, soit quarante-huit litres d'eau. Il reste également deux packs de soda. Cela paraît beaucoup. Dans le monde d'avant, en tous cas, ça aurait semblé suffisant. A présent, ce stock paraît bien dérisoire. De quoi tenir un bon mois. Après, il faudra sortir, prendre des risques. Anna ouvre une boîte de raviolis. Elle aurait pu la chauffer à la bougie, mais elle a trop faim pour attendre. Elle prend une fourchette sale, l'essuie sur le revers de sa manche. Les dépôt qui s'est formé sur le métal est solide. Elle ne s'en soucie pas et avale goulûment. Elle s'arrête à la moitié de la boîte, hésite, puis se ressert une fourchette, puis une autre, avant de replier le couvercle de la boîte à son emplacement d'origine. Elle ouvre la fenêtre et place la boîte derrière le volet fermé. Étant donné que dehors, il fait froid, les aliments se conservent très bien. Anna se demande comment elle fera en été. Sera-t-elle encore de ce monde d'ailleurs, quand il fera chaud et qu'il faudra beaucoup plus d'eau pour survivre ? Il lui semble que la question la plus pertinente ne consiste pas à se demander si elle sera encore là, mais de quoi risque t'elle de mourir avant l'été. Si seulement son père était encore de ce monde, il aurait trouvé des solutions. Anna a envie de s'évader, de penser à autre chose. Elle donnerait tout pour un chocolat chaud et une soirée Netflix. Une pièce bien chauffée et surtout une douche. Elle décide de monter voir si sa mère va bien, quand tout à coup, un bruit violent la fait sursauter. Quelqu'un tente de défoncer la porte ! Le cœur de la jeune femme bat à tout rompre. Elle se précipite à l'étage, tâtonnant dans l'obscurité. Elle panique. La porte cède et elle entend quelqu'un parler. Il s'agit d'une voix masculine.
– Ca pue le mort ici ! Doit y avoir des cadavres.
– Ils te feront pas de mal ceux-là.
Une bruit de moteur se fait entendre. Un véhicule s'est approché de la maison. Anna tremble. Son premier réflexe est de se cacher sous son lit. Elle faisait souvent ça, lorsqu'elle était enfant, pour se sentir protégée, quand elle avait peur des monstres imaginaires ou qu'elle avait l'impression de ressentir une présence dans sa chambre. Cette fois, les monstres ne sont pas imaginaires.
– J'ai entendu du bruit à l'étage.
– Va voir, je remplis les sacs.
Des bruits de pas résonnent dans l'escalier, une ombre s'approche. A quelques mètres d'elle, l'homme s'arrête. Elle ne voit que ses rangers boueuses et le canon d'un fusil.
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Après la fin
Random2029, la société s'est effondrée. Dans une petite maison en périphérie de la ville, Anna 25 ans prend soin de sa mère malade. Recluses, les deux femmes survivent tant bien que mal grâce aux réserves de nourriture constituées avant le grand boulever...