Chapitre 4 Le maître des lieux

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La musique s'est arrêtée. Les chiens se sont calmés. Un silence angoissant et oppressant règne dans la pièce.
- Alors comme ça, t'es médecin ? demande Cyril, affichant une mine dubitative.
- Oui, répond timidement Anna. J'ai fait ma première année de spécialisation en chirurgie.
- Tu sais ce que j'étais moi ?
Anna secoue la tête. Cyril sourit étrangement et embrasse la tête de son chien.
- Je vais te raconter une histoire. Il y a bien longtemps, un petit garçon avait perdu sa mère. Il vivait dans un pays fort éloigné. Dans ce pays, c'était la guerre. On pouvait te tuer pour un oui ou pour un non. Le père de ce garçon avait été torturé. Il décida de quitter le pays avec ses enfants. La petite famille arriva en France. Mais ce que le petit garçon, comme tout le reste de sa famille ignorait, c'est qu'une guerre, ça cause des traumatismes qui ne s'effacent jamais. On peut fuir la guerre, mais quand on l'a vécue, plus jamais on ne lui échappe. Elle vous suit, elle vous hante. Elle transforme les êtres en des créatures torturées et hideuses. Le père de ce petit garcon, jadis aimable et doux, devint un cinglé, un tortionnaire aussi dangereux que ceux qui lui avaient fait du mal dans son pays. Il passait des nuits entières à frapper et à torturer ses enfants. Il parlait en employant des voix différentes. Il avait l'air d'avoir, chaque nuit, un nouveau visage, toujours plus effrayant. A chaque fois, il repoussait les limites de l'horreur. Le petit garçon avait quitté l'Afghanistan avec son père, il vécut en France avec le diable.
Habité par son monologue, tour à tour, Cyril rit puis fond en larmes, sans pour autant interrompre le débit de ses paroles. Il ouvre tout à coup grand les yeux, saisi d'une vive émotion, comme s'il reprenait conscience en se réveillant d'un cauchemar.
- Bien, bien. Tu sais, autrefois, on avait le temps et parfois le luxe de se demander à quoi ça servait de vivre. Aujourd'hui, j'exige que les gens m'expliquent à quoi ils servent pour que je leur permette de vivre. A quoi ça sert de vivre, à quoi je sers, pour vivre, tu saisis le changement de paradigme, bichette ?
- Heu ... Oui.
Anna est complètement dépassée. L'homme qui lui fait face semble extrêmement perturbé et complément imprévisible.
- Drôle d'époque, n'est-ce pas ? En tous cas, ici, dans cet immeuble de douze étages, cent trente trois personnes vivent grâce à moi.
L'homme fixe Anna intensément. On dirait qu'il cherche à la déstabiliser, à percer ses défenses. La jeune femme ne parvient pas à cerner son interlocuteur. Il lui paraît doux et presque agréable. L'instant d'après, il semble cruel et impitoyable. Elle parcourt la pièce du regard. Le mobilier semble neuf. Un grand canapé en cuir est recouvert de plaids noirs. Les murs sont de couleur blanc cassé. Le sol est recouvert d'une moquette grise et noire. Soudain, elle aperçoit une petite tache rouge sur le sol. Elle lève les yeux et affronte le regard malaisant qui continue à peser sur elle. L'homme a dû se rendre compte que la jeune fille a aperçu ce qui, de toute évidence, se révèle être une tache de sang. Le pourtour de la tache semble avoir été frotté Il sourit, laissant apercevoir une dentition abjecte. Il lui manque la moitié des dents. Celles qui restent sont jaunes et cassées.
- La faiblesse, murmure-t-il à l'oreille du chien qu'il serre toujours contre lui. La faiblesse, c'est ce qui a conduit à notre chute.
Le chien émet des sons étranges, forts disgracieux. Le bruit qu'il produit ressemble à la fois à un grognement de cochon et à léger ronflement. Il lèche le visage de son maitre. L'animal gratifie son porteur de grands coups de langue frénétiques, d'abord sur ses joues, puis sur sa bouche. Cyril sourit béatement, lui jetant un regard attendri. Anna trouve cela dégoûtant. Elle tente de masquer sa répulsion.
- Vois-tu bichette, ce chien que je tiens là, j'y tiens comme à la prunelle de mon œil. Stella. Elle,s'appelle Stella. Je pourrais avoir un berger allemand, un rottweiller ou un pitbull. Je pourrais posséder un chien qui fait peur et qui impressionne. Mais je trouve ça drôle et finalement logique d'opter pour ce chien de poche. Qu'en penses-tu ?
- Heu, elle est mignonne, répond Anna, prise au depourvu, surprise par la question.
- Non, tu ne réponds pas à ma question. A t-on avis, pourquoi faire le choix d'élever des chihuahuas plutôt que des molosses ?
Anna hésite et réfléchit. Elle trouve l'animal laid et ridiculement petit. Elle ne parvient pas à trouver une explication rationnelle à un tel choix.
- Hmm, je vais te le dire, reprend Cyril. Ce chien est grotesque. Il n'a aucune chance de survie, aucune, hormis celle que je daigne lui donner. Il ne sert absolument à rien, à part peut-être à aboyer quand il entend quelque chose. Seul quelqu'un de fort peut se permettre de se montrer magnanime et d'offrir à ce petit être si fragile le luxe d'exister dans ce monde de violence. Ce chien est une extravagance, un caprice.
Anna acquiesque et pince les lèvres. Elle trouve l'homme complètement ridicule.
- Tu ne m'as pas l'air convaincue Bichette. Je vais t'expliquer cela autrement. Connais-tu Hegel ?
- De nom, je ne suis pas trop branchée philosophie.
- Alors nous allons la faire courte, réplique l'homme, semblant déçu par la réponse. Selon Hegel, le maître dépend de son esclave. L'esclave, en servant son maître, se montre de plus en plus autonome. Le maître, lui, délègue et se coupe du monde. Il devient peu à peu dépendant de celui qui le sert. L'élite du monde d'avant a commis l'erreur de déléguer l'exercice de la force. C'est pour cela que l'on en est là aujourd'hui.
Anna acquiesce avec prudence et circonspection.
- Je ne commettrai pas la même erreur. Rien d'autre ne doit faire peur que moi-même, tu comprends ?
- Oui, répond Anna un peu perdue et de plus en plus perplexe.
- Non, je ne suis pas certain que tu comprennes vraiment.
L'homme saisit le chien par la peau de sa nuque et le brandit devant le visage de la jeune femme. Le chien tremble de peur et couine. Cyril empoigne fermement sa nuque et la tourne, lui rompant le coup. En se brisant, les os émettent un craquement qui fait sursauter Anna. L'animal hurle. Les yeux grands ouverts et la langue pendante, il meurt sur le coup. L'homme jette l'animal contre le mur. Le corps chute mollement contre le sol. L'homme s'empare  du premier chien dont il parvient à se saisir parmi la petite meute apeurée et trémulante.
- Le luxe, c'est aussi de disposer de la vie, d'en avoir le contrôle.
Ce mec est complètement barge, songe Anna. Cyril caresse du bout des doigts la crosse de son revolver en affichant un air de satisfaction. Ses sourcils tressautent. Il se lèche les lèvres. Il fait un pas en direction de la jeune femme. Elle recule. Il se fige et caresse sa barbe, l'air satisfait de la crainte qu'il provoque. Il a un regard de dément.
- Bien, bien, tu as, je pense, compris qui commande ici. Il ne tient qu'à toi de servir à quelque chose afin de te soustraire à l'arbitraire de mes caprices. Comme tu peux le voir, rien n'est plus instable. Ma compassion est éphémère et mon empathie est, il réfléchit et cherche le bon qualitficiatif. Instable, c'est ça, elle est instable, voilà ...
Soudain, une explosion se fait entendre au dehors du bâtiment puis des coups de feu. Des cris résonnent. Les chiens aboient et se cachent derrière leur maître en tremblant. Cyril les dégage en leur adressant plusieurs coups de pieds et se colle contre le mur près d'une grande fenêtre, avançant sa tête pour jeter un coup d'oeil à l'extérieur. Quelqu'un toque bruyamment à la porte.
- Entrez, vocifère Cyril.
Théo entre dans la pièce le regard défait. Il est essoufflé et souffle comme un boeuf.
- Monsieur, on est attaqués !

Après la finOù les histoires vivent. Découvrez maintenant