Anna ne parvient pas à penser à autre chose qu'au coup de feu qui l'avait fait sursauter. Elle est partagée entre la souffrance et le soulagement. Elle souffre car à présent, elle est seule. Elle ne reverra plus jamais sa mère. Elle a envie de tout abandonner. Elle a l'impression d'être replongée il y a neuf ans, quand elle avait perdu son père. Elle a le sentiment d'être immergée dans un océan insondable de douleur et de regrets. Toutefois, cette fois, c'est différent. Ces derniers jours, sa mère avait beaucoup souffert. Anna se sent apaisée à l'idée de savoir que tout cela est fini, que Sarah ne souffre plus. Elle s'en veut de se sentir soulagée. La camionnette ralentit. Au dehors, une vision d'apocalypse s'offre à ses yeux. Les façades des immeubles sont taguées, la plupart des vitres des habitations sont brisées. La ville est plongée dans l'obscurité. Seuls les phares de la camionnette éclairent les façades et les véhicules garés sur le bas côté. Une part importante des voitures que l'on peut distinguer est calcinée. Ça et là, des corps en décomposition sont éclairés furtivement par la lumière des phares. Les cadavres gisent sur le bitume, sur le capot des voitures et même sur la route. Le chauffeur tente de les éviter à grands coups de volant.
Au dessus d'un parking, une affiche publicitaire rend témoignage d'un autre temps. On peut y lire le nom d'un site de rencontre.
– On est bientôt arrivés, indique le conducteur.
Les enceintes de la camionnette grésillent. Anna reconnaît la voix grave du chanteur de Kropoforce, un groupe de néo rap anarchiste. Le son est discordant, les graves sont amplifiées. Les paroles appellent à la révolte et à la prise du pouvoir politique par les citoyens. Le style musical ressemble à un mélange malheureux entre le hard rock et le rap.
La camionnette s'arrête devant une grande porte de garage. De puissants flashs de lumière illuminent le véhicule et en particulier son habitacle. Anna ferme les yeux, elles est éblouie. Un grand halo blanc se fixe dans ses rétines. Elle ne voit quasiment plus rien. Elle distingue toutefois deux ombres qui approchent du véhicule utilitaire. Alors qu'elles ne sont qu'à quelques centimètres, elle peut discerner deux hommes qui s'approchent avec prudence, lentement. Ils tiennent les passagers en joue avec des armes aux dimensions impressionnantes. Tout à coup, ils s'arrêtent. L'un des deux hommes fait signe d'avancer puis fait un pas de côté pour laisser passer la camionnette. Le véhicule entre dans un grand parking couvert et éclairé. Les pneus crissent sur le sol.
– On est arrivés, se réjouit James.
Les passagers descendent du véhicule. Trois adolescents s'approchent, chacun poussant un caddie. Ils ont le regard vide. Tels des automates, il effectuent des allers-retours entre l'arrière de la camionnette et les caddies. Leurs gestes sont mécaniques, ils remplissent les chariots des victuailles pillées par l'équipage. Théo sort un paquet de cigarettes d'une poche de sa veste ainsi qu'un briquet. Il tend le paquet à Anna.
- Tu veux une clope ?
Anna le fixe et ne répond pas. Au premier abord, elle avait trouvé le jeune homme fort séduisant. A présent, il lui paraît suffisant, presque prétentieux. Il semble à première vue sûr de lui, mais à bien l'observer, cette assurance qu'il affiche ne la trompe pas. La hardiesse dont il s'efforce de faire preuve, son regard impertinent, son audace, tout est faux. Il en fait trop. Sa voix trahit une certaine forme de fébrilité. Anna le toise, il baisse les yeux et manipule nerveusement son paquet de cigarette, s'en allume une et crache une grande bouffée de fumée, la bouche ouverte en expirant bruyamment. Quel guignol... Elle devrait le détester. Il l'a forcée à quitter son logement, il a achevé sa mère. Pourtant, elle ne parvient pas à le haïr. Ce benêt l'attendrit. Elle lui en veut mais en même temps, elle ressent une forme de gratitude. A présent, Sarah ne souffre plus. Il a certainement fait ce qu'il fallait faire. Elle n'en aurait jamais eu le courage. Peut-être qu'il ne joue pas tant la comédie que ça.
– Tu pourrais filer un coup de main, récrimine James en train d'aider les adolescents à charger les chariots.
– Ouais, c'est vrai, je pourrais.
James grogne et termine de vider la camionnette. Théo lustre la crosse de son fusil avec la manche de sa veste, la cigarette au bord des lèvres. Il frotte ensuite le mégot encore brûlant entre ses doigts, faisant tomber de la cendre et un reste de tabac sur le sol, puis les écrase de la pointe de sa ranger.
– Allez, on monte voir le boss, tu vas passer ton entretien d'embauche cocotte.
Théo se dirige vers une rampe d'escalier. Il se retourne et constate qu'Anna n'a pas bougé.
– Tu fais quoi, t'attends l'ascenseur ? plaisante–t–il.
Anna obtempère et lui emboîte le pas. Ils gravissent neuf étages. Anna est essoufflée. Elle n'a plus l'habitude de faire autant d'exercice. Son cœur bat à tout rompre.
– On est arrivés. Je te préviens, ne te moque pas.
– Pourquoi tu dis ça ?
– Parce que Cyril ... Théo hésite et cherche ses mots. Disons que c'est un personnage. Mais attention, il fait pas dans la dentelle. Si on en est là aujourd'hui, je veux dire si on est vivants, armés et organisés, bah c'est grâce à lui. Si on était dans un jeu vidéo, Cyril, ça serait le boss de fin !
Théo ouvre une porte palière et traverse un long couloir éclairé par une lumière blafarde. Anna le suit, reprenant son souffle. Au fur et à mesure qu'ils avancent, ils entendant ce qui ressemble à de la musique classique. Anna reconnaît l'air. Il s'agit d'un opéra, la chevauchée des Walkyrie de Richard Wagner. Mais qui peut encore écouter ça de nos jours ? se demande Anna. Théo toque à la porte de l'appartement d'où provient la musique. Pas de réponse. Il insiste, cette fois, avec plus de conviction.
– Entrez, c'est ouvert, braille une voix grave.
Théo actionne la poignée de porte. Il a perdu toute son assurance. Sa main tremble. Il inspire longuement puis souffle bruyamment. Il ouvre la porte et enjoint Anna à le suivre, lui adressant un regard anxieux.
– Dis pas de conneries, c'est pas un rigolo.
En entrant, Anna ouvre grand les yeux puis tente de dissimuler sa surprise. Au centre de la pièce, se tient un homme d'une cinquantaine d'années. Il n'est pas très grand, sa taille n'excède pas le mètre quatre vingt. Il est pourtant d'une constitution massive. La taille de ses bras et l'envergure de ses épaules sont impressionnantes. L'homme se retourne. Bien que musclé, il est ventripotent, il n'a pas l'air de manquer de nourriture. Il porte une barbe noire et un bandeau sur l'œil gauche. Son visage est traversé d'une cicatrice sur la joue gauche qui débute sous son œil et arrive jusqu'à la commissure de ses lèvres. Il est torse nu et ne porte qu'un slip. Anna remarque qu'il porte un holster, lequel supporte le poids d'un énorme revolver. Il lance une fléchette sur une cible tout en tenant un chiot du bras gauche. Anna hallucine, un minuscule chihuahua aux yeux globuleux halète, coincé entre le bras et le torse de son maître. L'homme est entouré d'une meute constituée d'une dizaine de petits chiens similaires à celui qu'il couve contre ses pectoraux. La cacophonie des aboiements couvre l'opéra.
– Vos gueules, , la clebsaille !
Théo frémit en l'entendant hausser la voix.
– Alors ... Alors, mon p'tit Théo, tu m'as encore ramené un chien écrasé ?
L'homme bondit a quelques centimètres d'Anna a la vitesse d'un fauve. Il est immédiatement suivi de sa meute miniature.
– Voyons, voyons, que va t'on faire de ta belle petite biche ?
L'homme renifle, inspecte Anna comme un vulgaire objet, comme un bout de viande. L'allure fantasque de l'homme jure avec son regard noir et cruel. Il caresse le crâne de sa peluche vivante avec une infinie douceur. Les autres chiens s'approchent d'Anna. Les plus audacieux lui grimpent sur la jambe, lui aboient dessus. L'un d'eux lui griffe frénétiquement le tissu du bas de son pantalon. Le regard des canidés semble vide d'intelligence.
– Je t'avais dit plus personne, hurle le maître des lieux, abandonnant son ton affable. Il paraît se transformer.
Son visage et ses muscles se crispent. Le chien qu'il maintient contre lui étouffe, il couine. L'homme a un regard de fou furieux.
– Je ... Elle, Théo bégaie, bafouille puis se terre dans le silence.
– Bon accouche, on va pas y passer la nuit, elle faisait quoi ? Des tutos beauté sur YouTube ? Elle vendait des parfums et des cosmétiques bio ?
– Elle était médecin Monsieur.
Cyril considère tout à coup l'impétrante avec bien plus d'attention, presque avec considération. A ses yeux, elle semble prendre une forme humaine.
– Laisse nous ! Ordonne-t-il, sans même jeter un regard à Théo, continuant à jauger Anna avec une insistance malaisante.
Le jeune homme baisse les yeux et quitte la pièce. Il marche sur la pointe des pieds, d'un pas vif, sans se retourner.
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Après la fin
Random2029, la société s'est effondrée. Dans une petite maison en périphérie de la ville, Anna 25 ans prend soin de sa mère malade. Recluses, les deux femmes survivent tant bien que mal grâce aux réserves de nourriture constituées avant le grand boulever...