Les tirs ont cessé. Anna et Jessy ont rejoint un petit groupe qui s'est retranché au treizième étage de l'immeuble. Ils ne sont qu'une poignée. Une dizaine à tout casser. Trois personnes tiennent en joue la porte qui donne sur l'escalier du bâtiment. Theo en fait partie. Les autres sont partis dans un appartement situé au bout du couloir en vue de se réapprovisionner en munitions. James rejoint les trois défenseurs, il tient un fusil par sa crosse de la main droite et une grenade de la gauche. Anna accompagne Jessy dans une pièce remplie de cartons et de caisses .
– Reste là, conseille Anna.
– Non, je veux me battre, je veux tous les crever. Ils ont tué mon fils !
– T'es pas en état.
Une détonation fuse et les fait sursauter. La jeune femme laisse la mère éplorée et rejoint les combattants. Pour le moment, ils tiennent les assaillants en respect et bloquent temporairement leur progression, mais pour combien de temps ?
Cyril tire deux coups de feu. Les détonations sont assourdissantes.
– Je recharge, hurle t'il au moment où un homme s'écroule à ses pieds. Des petits trous se forment dans les murs.
– Ils nous tirent dessus au laser, prévient James.
– Venez vous battre au corps à corps au lieu de nous scanner avec vos saloperies de lunettes thermiques, défie Cyril. Il semble être en transe. Il se prépare à se ruer dans les escaliers. Il est agrippé de justesse par James qui empoigne son épaule.
– Vous n'avez aucune chance, menace une voix qui provient des escaliers. Il y a eu assez de morts, rendez-vous. On veut juste vos armes et un groupe électrogène.
– Venez les chercher, bâtards de vos morts !
– Sois raisonnable Cyril, soit tu obtempères, et tu sauves les quelques hommes qui te restent. Soit vous allez tous mourir.
– Toi ! Sois un homme une fois dans ta vie Koumi, réplique le chef aux abois d'un ton péremptoire. Viens te battre.
– Ne fais pas l'enfant, tu n'as aucune chance.
– On devrait peut-être se rendre, suggère une femme d'une vingtaine d'années. Elle jette un regard inquiet à Cyril, tout en maintenant le canon de son pistolet vers les escaliers. Sa main commence à trembler.
Sans hésiter, Cyril l'abat d'une balle dans la tête. Un puissant jet de sang jaillit de la boite crânienne et éclabousse les défenseurs ainsi que le mur. Le groupe jette à son chef un regard terrifié.
– D'autres volontaires ? interroge Cyril avec ironie et mépris. Vous croyez qu'ils vont nous épargner si on accepte ?
– Bon, tu l'auras voulu, lance la voix en contrebas sur un ton résigné.Une grenade est lancée contre le mur situé en face de de la ligne de mire du petit groupe. L'objet ricoche et se retrouve à la hauteur de la première ligne de défense. Un gaz s'en échappe. Le temps que Théo le ramasse, un nuage de fumée a déjà envahi le couloir.
Les vapeurs commencent à prendre à la gorge et à piquer les yeux.
– Non, c'est du sarin ? panique Cyril. Sales couards !
Les paupières d'Anna semblent tout à coup devenir lourdes. Elle tousse. Théo s'écroule, laissant tomber la grenade qui roule jusqu'au milieu du couloir. La jeune femme tente de rejoindre un appartement, mais tout son corps s'engourdit. Elle tombe à genoux, son arme glisse et chute. Elle s'affale sur le sol. L'obscurité...Du vert, du vert à perte de vue. Cela semble être de l'herbe. Ça en est. On peut distinguer les tiges ondoyer, caressées par une brise douce au parfum floral. Anna se sent bien. Des petites construction de pierre l'entourent. Cela ressemble à des dalles de marbre. Ce sont des tombes. Anna reconnait le lieu où repose son père. Elle est dans un cimetière. Mais que fait t'elle ici ? Tout semble si apaisant, pourtant, tout à coup, Anna ressent une bouffée d'angoisse qui lui étreint le coeur. Elle a le sentiment d'étouffer, d'agoniser.
– N'aie pas peur, Anna.
La voix est douce, rassurante et surtout familière.
– Ce n'est pas toi, ce n'est pas possible ! proteste Anna, effarée.
– N'aie pas peur, répète la voix chaleureuse.
– Papa, papa, c'est toi ?
– Oui, c'est moi.
– Ce n'est pas possible, tu es ... tu es mort !
– On ne meurt jamais, tant que l'on compte pour un être.
La voix, jusqu'à présent lointaine, devient plus nette et plus claire. Une silhouette nébuleuse apparait et s'approche. On dirait une constellation de nuages. Les formes se dessinent et la morphologie d'un être humain se matérialise. Progressivement et par touches, il semble devenir consistant, comme s'il s'extirpait du vide et se créait ex nihilo.
– Où suis–je ? demande Anna, toujours aussi anxieuse.
– Où tu dois être.
– Je suis morte ?
– Oh non, tu as beaucoup de choses à faire et à voir avant que cela se produise.
– Mais alors ... Elle hésite. Elle se tait.
L'homme parait maintenant aussi réel que cela est possible de l'être. La fille reconnait les grands yeux bruns de son père. Il s'approche lentement d'elle. Elle a moins peur. Elle se risque à faire, elle aussi, un pas vers l'apparition. Elle s'arrête. Elle essaie de se rappeler de ce qui s'est passé afin de comprendre pourquoi elle se retrouve dans une situation aussi étrange. Par bribes, des éléments lui reviennent à l'esprit.
L'agonie de sa mère, Sarah. Le coup de feu qui a mis fin à son calvaire. Les pilleurs, l'attaque, le gaz. Elle essaie de se souvenir d'autre chose, d'un événement qui pourrait expliquer la raison de sa présence dans ce lieu. Rien ne lui vient.
– Il sera bien temps de comprendre petite reine.
Anna frémit, c'est bien son père qui se tient face à elle. Petite reine était le surnom que lui donnait son père. Personne d'autre ne l'a jamais appelée ainsi, à part lui ...
– A présent, tu dois ressentir.
La voix de son père inspire lui toujours autant de chaleur et de confiance. Comme quand elle était enfant. Toutefois, quelque chose a changé. La voix de son père est tout à la fois plus douce, plus puissante. Elle semble réunir et concentrer tout l'amour et la compassion d'une vie, mais aussi toute la sagesse de l'univers.
– Petite reine, je ne peux pas t'expliquer, je vais te montrer.
Des ombres apparaissent autour d'eux. Elles ricanent. Tout en se montrant hésitantes et sur le qui-vive, elles jubilent et piaillent d'impatience.
– Elles ne peuvent ni nous voir, ni nous entendre, leur dimension de vibration est trop basse.
Les ombres chuchotent, s'esclaffent d'un rire démoniaque.Une femme apparaît, puis un homme, une autre femme. Anna ressent leurs craintes, leurs angoisses, l'amour qu'ils portent aux autres. Elle a l'impression qu'ils sont une part d'elle–même. Le nombre de personnes croît à une allure géométrique. Une masse innombrable d'êtres humains semble éclore du néant. Les nuées d'hommes, de femmes et même d'adolescents sont si gigantesques qu'Anna se sent submergée puis engluée dans ce magma hétéroclite de mondes sensibles. Chacun des atomes de cet univers de vie se révèle être une psyché humaine. Les ombres démoniaques apparaissent dans ce cosmos, s'y multiplient et s'agitent en tous sens. Les êtres humains sont l'objet de toute leur attention. Ces derniers semblent ignorer la présence des entités mais paradoxalement être sous leur contrôle. Anna peut le voir car tout en ayant une perspective globale, elle peut discerner et ressentir chacun des individus. La sensation est grisante et grandiose. Elle a l'impression d'être connectée à chaque individu vivant. Soudain, elle a tout à la fois peur de se perdre, d'imploser et de se dissoudre dans cet infini. Elle ressent la présence de son père à ses côtés. Il la guide et la porte, elle sait au fond d'elle qu'il n'y a rien à craindre.
– Papa, si je ne suis pas morte, je sais que je ne suis pas dans un rêve, tout est trop réel et ... Elle cherche ses mots, tant l'expérience est inédite et ineffable. C'est trop complexe et trop riche pour que cela vienne de moi.
– Tu ressens ? demande le père d'Anna. C'est le plus important. Le moment venu, tu comprendras pourquoi tu es passée par là.
– Oui, je sens une manipulation malsaine, comme une infection, une manipulation de forces négatives et occultes.
Un nourrisson apparaît. Un serpent est dessiné sur sa joue droite, un diamant sur la gauche. L'enfant devient tout à coup un adulte, des ailes noires s'extirpent de son dos comme si elles s'excavaient d'une sépulture. Elles se déploient et semblent gigantesques, effrayantes.
– Aux heures les plus sombres, il te faudra encore croire, chuchote le père d'Anna.
L'ange noir parait ridiculement petit comparé à la multitude d'êtres humains qui l'entoure. Ce n'est pas sa taille qui attire l'attention, mais sa noirceur et la puissance qui en émane. Il semble devenir le centre de gravité, d'abord de tout ce qui lui est proche, puis, progressivement, de tout. Son aura se déploie au fur et à mesure que la nuit tombe. Il hante et assombrit un espace de plus en plus immense. Tout est noir, tout brûle.
– Réveille–toi la Miss, chuchote une voix inconnue.
Anna se sent mal, elle n'a jamais été aussi troublée. Comme prise entre deux mondes, celui des rêves et l'autre, plus froid, plus inéluctable, celui du réel.
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Après la fin
Rastgele2029, la société s'est effondrée. Dans une petite maison en périphérie de la ville, Anna 25 ans prend soin de sa mère malade. Recluses, les deux femmes survivent tant bien que mal grâce aux réserves de nourriture constituées avant le grand boulever...