II. JOACHIM

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Une fois rentré dans son petit appartement de la rue Saint-Jacques, Joachim fut pris d'une légère fièvre qu'il mit au compte des émotions de la soirée. Sans bien se l'avouer, il savait qu'une partie de sa condition était causée par la vision de la mystérieuse jeune femme lors de la représentation du théâtre de la Porte-Saint-Martin.

Qui était-elle ?

Quel était cet homme lui offrant le bras ?

A sa grande surprise, à la pensée de ce mari, de ce prétendant, de ce frère - comment en être certain ! -, une once de ce qu'il pensa être de la jalousie envahit son cœur. Comment lui, le cœur solitaire auquel on n'avait jamais connu aucune maîtresse pouvait exprimer et ressentir de tels sentiments pour une créature dont il n'avait pas même aperçu le visage ?

Car si l'amour a pour mère la vie, elle a pour petite sœur la jalousie.

Durant ses études de médecine - Joachim était apprenti médecin -, il avait étudié la place du cœur et constaté sa fonction primordiale au sein de cette formidable machine qu'est le corps humain. Il connaissait chaque composante de cet organe vital, des ventricules à l'artère pulmonaire, de son rôle de pompe du système sanguin, mais jamais, au grand jamais, sur les bancs de la faculté il eût été fait mention du cœur en tant que siège des sentiments amoureux.

Aussi, sa connaissance en la matière se trouvait-elle réduite, pour ne pas dire nulle.

Il avait souvent entendu ses amis - surtout Hector - lui parler d'amour, vu dans leurs yeux cette lueur que seule l'adoration d'un être cher pouvait causer mais que lui, grand ignorant de la question amoureuse, ne comprenait pas car jamais il n'avait ressenti plus qu'une légère affection pour une femme.

Comme les coeurs sont étrangement constitués !

Chez certains, l'amour est cette pomme que l'on cueille en se promenant dans un verger. On s'en saisit, on l'observe quelques instants afin de s'assurer que l'on a dans le creux de sa main un fruit assez agréable à la vue pour être mangé, à la teinte brillante, aux formes alléchantes; puis, une fois l'étude terminée, on croque dans sa chair à pleines dents, on se délecte de son nectar, on fait durer le plaisir jusqu'à ce qu'il ne reste qu'un trognon, relique d'un désir consumé dont on se sépare sans que la moindre émotion ne vienne jouer en faveur du fruit abandonné.

Si l'on appliquait cette métaphore au caractère aventureux d'Hector, nul doute que, usant ici d'une seconde métaphore, nous le qualifierions de Gargantua des vergers.

Chez d'autres, l'amour ne frappe qu'une seule fois à la porte du coeur vierge de tout sentiments. Alors on aime éperdument, on aime à faire parfois des folies, souvent des bêtises. Toutes les maîtresses passées, toutes ces bourgeoises sans saveur, ces paysannes sans vertu, toutes ces femmes s'éclipsent devant le soleil révélé à vos yeux aveugles et innocents pendant tant d'années et à qui on redonne la vue, tel Ananie imposant ses mains sur le front de Paul de Tarse.

Si Hector appartenait - de son propre aveu et sans discussion possible - au premier groupe des flâneurs, Joachim, lui, attendait ce jour béni où l'amour lui serait révélé.

La nuit fut des plus agitées.

Plusieurs fois, Joachim se réveilla en sursaut après qu'il eut senti les mèches de cette mystérieuse muse parcourir ses joues, lapidant son front pâle et fiévreux de leur odeur délicieuse.

Ô rêves cruels ! Pourquoi s'acharner sur les plus faibles, ôtant la foi et l'énergie, privant du sommeil consolateur celui qui souffre du corps et du cœur ? Pourquoi tourmenter les tristes et flatter les heureux ? A quelle logique répondez-vous, vous qui répandez dans le sommeil des pauvres des richesses utopiques, dans celui des méchants un bonheur incommensurable, dans celui des amoureux un autre être à aimer...

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