VIII. HECTOR LANTHENAS À JOSEPH LACOURT

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Paris, dimanche 15 mai 1831

Mon cher M. Lacourt,

Avant d'aborder les sujets sensibles, je tiens à vous réitérer mes plus sincères voeux de rétablissement. La nouvelle de votre accident n'a pas mis longtemps à se propager dans le tout Paris, ce Paris qui murmure, ce Paris qui parle, ce Paris qui, soyez-en assuré, pleure la blessure de l'homme courageux et visionnaire que vous êtes. Hier encore, un de nos plus fidèles clients, ignorant l'oeuvre souterraine que je mène en l'honneur de votre famille et pensant me faire une révélation au sujet de votre accident, m'a fait une description complètement erronée des évènements, dont je tenais les circonstances exactes de la bouche de ce bon Joachim lui-même. Connaissez-vous le pouvoir de la rumeur, M. Lacourt, cette rumeur capable de terrasser le plus faible et de sublimer le plus fort ? Vous faites partie, vous et votre famille, et sans aucune contestation possible, de cette seconde catégorie. Car cette rumeur ne se moquait pas de votre monture, ni de votre souffrance, ni de votre couardise; elle ne vous raillait pas, au contraire ! Elle vous mettait justement sur un piédestal magistral et vantait votre bravoure, votre sang-froid devant le danger et vos talents de monteur, qui vous ont permis de tourner le dos à la mort en vous contentant d'une vilaine blessure.

On pardonne tout aux grands hommes.

Vous m'avez chargé d'une grande mission tout à l'honneur de l'établissement que je représente. Mon cher père, dont vous recevez par la présente les meilleurs voeux de santé, a immédiatement accepté de vous rendre ce service qui vous tient tant à coeur, et m'a donné carte blanche pour dénicher le meilleur parti possible à votre fils Jules. La noblesse, malgré une terrible fin de siècle, continue de briller autour de nous, avec moins d'éclat certes, mais avec la conviction que des jours meilleurs sont à venir.

Il ne m'a pas été difficile de trouver et de rencontrer une dizaine de familles de la plus belle noblesse dont je ne peux vous révéler l'identité, mais sans vouloir faire ombre à votre nom, ces patronymes d'un autre temps voient encore et toujours d'un mauvais oeil la perspective d'une union entre un membre de leur lignée et les simples bourgeois que nous sommes.

Ce nouveau soleil que vous souhaitez voir luire sur votre famille, ne passe que par un patronyme digne de votre réussite. Ces paroles, je ne les invente pas, puisqu'elles ont été prononcées par votre honorable personne. Ainsi, durant toute la durée de mon investigation, je n'ai eu de cesse d'entendre résonner dans ma tête le nom de cette illustre famille qu'est celle de M. de Sainte-Croix.

Sainte-Croix.

Existe t-il seulement un nom plus pieux que celui de Georges, comte de Sainte-Croix ?

Beaucoup de pères soucieux d'assurer à leur lignée un futur confortable optent pour la condition avant de se pencher sur le nom. Ici, M. Lacourt, c'est un nom que votre fils épouse, un nom si glorieux qu'il brilla en Terre Sainte et terrassa les anglais cloîtrés à Calais, un nom jadis craint par la multitude qu'il ne tient qu'à vous de réhabiliter.

Car je ne vous le cacherai pas, et je suis ici le moins mal placé pour l'affirmer, la situation financière de M. de Sainte-Croix n'est pas au beau fixe et inquiète au plus haut point les hommes de finances que nous sommes. Georges de Sainte-Croix est un homme bon, sans aucun doute possible. Sa vie se résume à une course désespérée contre les folies de son père, course qu'il est malheureusement sur le point de perdre sans lui laisser d'autre choix que de marier sa jeune fille à un parti convenable et honorable.

Après m'être entretenu avec M. de Sainte-Croix la semaine passée et lui avoir exposé mes plans en taisant votre nom, j'ai réalisé combien le bonheur de sa fille l'emportait sur le sien dans cette douloureuse décision qu'il se doit de prendre. Certes, il accepte de marier sa fille, mais il ne le fera pas au bénéfice du premier venu : la réputation et la fortune de la famille choisie devront en tout point satisfaire les attentes du comte de Sainte-Croix.

Ainsi, Monsieur, si les démarches entreprises par ma personne correspondent aux attentes placées en notre établissement, je serais honoré de formellement présenter à M. de Sainte-Croix votre intérêt à engager les négociations relatives à un mariage.

En vous souhaitant un prompt rétablissement, je vous prie de recevoir, M. Lacourt, mes respectueuses salutations.

Hector Lanthenas  

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