I. ANTONY

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C'était le troisième jour du mois de mai 1831 et la représentation était sur le point de commencer. Les retardataires se pressaient dans les rangées et s'excusaient le chapeau à la main auprès des spectateurs déjà assis qu'ils incommodaient. La rumeur continue de mille bouches bavardes s'élevait du parterre central jusqu'à atteindre les rangées de loges.

Le tout Paris s'était arraché les billets. En quelques heures seulement, les deux mille stalles et loges du théâtre de la Porte-Saint-Martin avaient trouvé preneur et c'était devant une salle pleine que les acteurs s'apprêtaient à interpréter Antony, drame en cinq actes écrit et mis en scène par le jeune Alexandre Dumas, déjà auréolé de succès deux ans plus tôt avec Henri III et sa cour et à la recherche de la confirmation, but ultime de tout artiste ambitieux.

Au milieu de la foule bruyante et impatiente d'en découdre avec l'intrigue du drame, deux jeunes hommes, confortablement installés sur leurs stalles de velours grenats au beau milieu du parterre central, conversaient à grands gestes.

━ Regarde, Joachim !

━ Je veux bien regarder, mon cher Hector, mais si je savais sur quoi ou sur qui poser mes yeux, notre conversation s'en porterait mieux !

━ Là, elle s'installe !

━ Elle ?

━ Mais oui, elle. Là, la deuxième loge en partant de la scène, second niveau.

━ Ah, enfin tu fais preuve de précision, mon ami. Voyons donc.

━ Vois, vois !

━ Si ma vue ne se trompe pas, je vois en effet une jeune femme...

━ Et quelle femme !

━ ... seule.

━ Si seule !

━ Elle demeure cependant dans l'ombre du lustre.

━ Mais observe, Joachim, observe ! Attarde-toi sur cette beauté sublime, sur ce visage angélique, sur cette pose que le grand David peindrait les yeux fermés !

━ Hector, mon cher Hector, avec tout le respect et l'honnêteté que je te dois, je ne vois depuis notre poste d'observation que la silhouette d'une femme solitaire.

━ Joachim... souffla Hector.

━ Loin de moi l'idée d'offenser ta personne et ton cœur, mais je ne jugerai de la pureté de ses traits seulement lorsque mes yeux se seront posés sur cette femme à moins de dix pas.

━ Très bien.

━ Très bien ?

━ S'il en est ainsi, je te la présenterai ce soir.

━ Tu la connais donc, cette femme ?

━ Qui ne la connaît pas ?

━ Moi, par exemple.

━ Mais toi, Joachim, as-tu seulement envie de connaître les belles femmes de Paris ?

━ Je t'en prie, Hector, ne porte pas notre conversation innocente sur ce sujet.

━ Non ? Alors je l'abrège en te le répétant une nouvelle fois : ta peur de l'amour, de l'Amour véritable, te perdra !

━ Ainsi soit-il, soupira Joachim.

Un silence embarrassé se fit entre les deux jeunes hommes, exactement au moment où les traditionnels trois coups de bâton retentirent.

La toile trembla et se leva comme par enchantement.

Tous les yeux se posèrent alors sur Marie Dorval, ravissante dans son costume d'Adèle.

Affirmer que tous les regards convergèrent vers l'héroïne du drame de M. Dumas serait faire peu de cas de Hector qui, lui aussi amené à tenir le rôle du héros au côté de Joachim dans l'ambitieuse pièce dont nous distribuons nous-mêmes les rôles, concentrait son attention non pas sur ce qu'il se passait sur la scène, mais bel et bien sur cette mystérieuse femme de la seconde loge du second niveau en partant de la scène, pour reprendre ses propres termes.

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