2.2 - Triste réalité

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Je passe la porte et la première chose que j'aperçois est son sourire éclatant qui met un peu de baume sur mon cœur abîmé.

L'entendre parler me fait un bien immense et d'un seul coup, un flux incontrôlé de souvenirs me revient en mémoire : anciens et récents se mélangent, anéantissent le semblant de bonne humeur que je tentais de maintenir. Les larmes me montent aux yeux ; je ne veux pas qu'il me voie pleurer !

Je sors un mouchoir de ma poche et me mouche bruyamment.

— Saleté d'allergie ! je lâche négligemment.

Il grimace, croyant moyennement à mon mensonge et écarte les bras :

— Viens t'allonger, tu dois être crevée. Repose-toi, je veillerai sur ton sommeil et j'empêcherai tous ces méchants cyprès de t'embêter !

Je souris au milieu de mes larmes à peine épongées et m'avance jusqu'à lui.

— Je vais te décaler, tu es prêt ?

Il hoche la tête et se met en position. Jambes pliées, je glisse mes mains sous son bassin et s'aidant avec la force de ses bras, il me donne l'impulsion nécessaire pour que la traction se fasse sans difficulté. Je repositionne ses jambes sans vie et m'allonge à côté de lui, me terre dans le creux de ses bras, m'accapare son espace, il est à moi.

— Charlie ?

— Hum...

— Tu es épuisée. Tu ne peux pas continuer ainsi. Tu crois que je n'ai pas conscience de tout ce que tu fais pour moi ? C'est trop, tu finiras par craquer. Je sais que nous avons déjà eu ce genre de conversations et qu'elles te déplaisent, mais... Je peux aller dans un centre où tout sera pris en charge et tu n'auras pas à subir...

Je me redresse et plaque un doigt sur ses lèvres que l'adolescence vient tout juste de quitter.

Bientôt vingt ans, et déjà marqué par le destin. C'est sa joie de vivre au-delà de son handicap qui fait que je l'admire et que je suis si fière de lui. Alors, quand il me parle de ces fameux centres où tout est impersonnel, jusqu'à l'équipe soignante blasée ; je me mets dans une colère noire.

Je refuse qu'il aille là-bas !

Dans ces endroits spécialisés où j'ai rencontré Anne-Lyse, la maman de Julian. Au fur et à mesure des rencontres dans les couloirs et le parc, nous avons fini par nous lier d'amitié puis nous avons partagé nos points de vue sur la prise en charge.

Jusqu'au jour où je lui ai balancé, sans grande conviction, qu'il nous faudrait un endroit où l'on pourrait recevoir des jeunes, comme Joem et Julian, qu'ils puissent s'autonomiser sans être abandonnés. Vivre leur quotidien de jeunes adultes sans se sentir différents, ou le moins possible.

C'est parti de là : après beaucoup de recherches, la vente de chacun de nos biens et beaucoup de portes enfoncées pour que ce rêve devienne enfin une réalité, nous avions réussi, mais celle-ci nous a vite rattrapées. Ce projet nous a engloutis, physiquement, psychologiquement et surtout financièrement. Il faut beaucoup d'argent pour le mener à terme.

— Joem, s'il te plait... pas maintenant. Je suis extrêmement fatiguée. J'ai plutôt besoin que tu me prennes dans tes bras et que je recharge mes batteries. D'ac ?

Je retourne caler ma tête dans le creux de son épaule, entre ses bras.

Il est mon oxygène, ma bouffée d'air dans mon existence viciée, ma lumière au bout de ce tunnel interminable. Il est celui pour qui je ferais n'importe quoi pour compenser les malheurs dont la vie l'afflige.

Il ne se plaint jamais et se contente de ce qu'il lui reste pour l'exploiter au maximum. Il entretient une positivité qui me permet de tenir le coup.

Il a de l'humour, un brin cynique parfois caustique pour cacher son amertume, mais je l'excuse : je l'aime trop pour ça.

— OK, ne t'inquiète pas, je suis là. Dors.

Il me presse contre lui et je me sens bien. À ma place. Nous nous complétons et pansons nos âmes abîmées.

Mes lèvres près de son cou, je dépose un baiser léger sur sa peau et m'enivre de son odeur. Je ferme les paupières et me laisse embarquer, l'esprit dérivant déjà vers d'autres bras.

Avant que l'inconscience ne me submerge, il tourne la tête et ses lèvres se posent sur mon front. Il m'embrasse tendrement tout en soufflant : « Je t'aime. Dors bien, frangine... »

ÂmesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant