3.2 - Eaux troubles

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Quand je vois le nom de l'appelant, je sais que la discussion va être compliquée, alors je sors, pour plus de tranquillité.

— Annabelle ? Patience deux secondes et je te reprends.

Je me dirige à l'ombre d'un olivier et m'assois. Il fait chaud cet après-midi et les cigales s'en donnent à cœur joie. Leur concert en est presque assourdissant si on l'écoute vraiment.

— Bonjour, Rébecca. Je ne te dérange pas ?

— Non, je m'éloigne juste un peu de ma famille.

Annabelle, malgré son métier d'entremetteuse, reste une personne humaine. Elle a toujours proposé et jamais imposé. Elle insiste parfois, mais respecte toujours nos décisions. Cela rendait ces extras plus faciles à supporter. Du moins, pour moi...

— Je t'écoute.

— Tu vas bien ? Il s'est passé quelque chose hier soir ? tu peux tout me dire, tu le sais bien !

— Non, pas spécialement. Pourquoi ? Tu as eu des réclamations ?

Malgré moi, des images imprimées dans mon esprit et des sensations qui me collent au corps ressurgissent.

— J'ai eu ton client au téléphone. Ce matin. Assez tôt ! Tu es partie sans prendre ton enveloppe. Il a cherché à me soutirer ton numéro de téléphone afin de pouvoir te la rendre en main propre. Tu me connais ! Je lui ai dit que je te transmettrais le message. Que s'est-il passé pour que tu en oublies l'argent ?

Je me passe la main sur le visage et grimace. Baignée par les souvenirs de la veille, le fait de savoir qu'il me recherche me perturbe. Pourquoi s'acharne-t-il à vouloir me retrouver ? Nous revoir serait une véritable erreur. Deux mondes, deux origines différentes.

— Tu es là ?

— Oui, Annabelle. Je suis là, mais je réfléchis.

— Tu réfléchis à quoi ? Tu ne m'as toujours pas répondu. Que s'est-il passé ?

— Ne t'inquiète pas. Il ne s'est rien passé de grave. Tout s'est très bien déroulé. Il a été plus que respectable. Vraiment. Je te l'assure. Par contre, pour l'argent... il peut le garder.

Dire cette phrase fut plus dur que je ne le pensais, mais le peu de fierté qu'il me reste m'interdit de le réclamer. Même s'il m'est dû.

— Annabelle ? je crois que je vais arrêter...

Je lui balance cette phrase après plusieurs secondes de silence. Je me plonge dans l'étude du gravier à mes pieds, comme si la réponse à toutes mes questions allait se trouver dans leur interprétation.

Elle me répond après un long soupir :

— Je comprends, Rébecca. Je te mentirais si je te disais que je ne suis pas déçue, mais comme je te l'ai dit lorsque tu as démarré : « tu t'arrêtes quand tu veux. » Ce n'est pas à moi à décider de ta vie. Et ce moment est donc arrivé...

— Merci, Annabelle, d'être réglo.

— On a fait la même chose pour moi, à l'époque et je ne me vois pas agir autrement. Par contre, je veux réellement savoir ce qu'il s'est passé ? Je dois être au courant de sa personnalité et si je peux le présenter à quelqu'un d'autre en toute tranquillité ?

— Tu peux. Le réel problème, c'est que... j'ai... énormément apprécié ce que j'ai vécu avec lui. Je ne peux plus continuer dans ce milieu-là.

— Je m'en doutais... laisse-t-elle échapper. D'accord, je comprends. Ne m'en dis pas plus. J'aurais une simple requête avant que tu n'arrêtes complètement. Je voulais te le proposer avant même que tu me l'annonces aujourd'hui.

Elle tente. C'est légitime, mais ma décision est prise.

— Je ne pense pas que je pourrais le faire, Annabelle, même une dernière...

— C'est différent cette fois-ci, me coupe-t-elle. Il s'agit juste d'aller à une soirée organisée pour des œuvres caritatives où tu feras seulement acte de présence. Il suffit juste d'influencer les donateurs à monter les enchères par tes sourires. Le seul hic, c'est sur Lyon.

J'ai toujours refusé des contrats proches de mon domicile. Je ne me sens pas redevable, mais je prends en considération que les mois à venir vont être difficiles. Une dernière soirée, où je ne dois pas donner de ma personne de surcroit, cela se réfléchit. Avoir quelques mois d'avance pour le banquier serait une bonne chose, car on ne peut pas dire qu'il soit du genre conciliant.

— Et il donne combien ton ponte pour cette soirée ?

— Trois mille euros...

Un calcul savant s'enclenche dans ma tête, divisant et attribuant jusqu'au moindre centime cet argent aux futures dépenses. La proposition est trop alléchante pour la refuser et Annabelle le sait !

— Tu as la date ?

Je la devine sourire au combiné. Elle se met à parler et plus rien ne l'arrête. Une fois tous les détails validés, elle ajoute avant de vite raccrocher :

— Ah, oui ! J'oubliais ! Prends ton loup, c'est une soirée masquée !

— Annabelle !

Mais c'est trop tard, elle a déjà mis fin à la conversation.

Pour la première fois depuis longtemps, je souris. Heureuse d'anticiper ma prochaine libération. Plus de mensonges, plus de supplices. Il faudra se serrer les coudes, mais nous avons traversé pire situation.

Un sentiment étrange s'empare alors de moi. Je pense à lui.

Je suis partagée entre le soulagement de ne plus prendre le risque de tomber sur lui et le mince espoir de le revoir une dernière fois à cette soirée, malgré l'éloignement géographique. Je ne sais même pas d'où il est.

Je suis coupée de mes réflexions par l'arrivée de Lysou qui s'assoie à côté de moi :

— Rien de grave ?

Je secoue la tête et ravale ma tristesse, mais cela n'échappe pas à ma chère amie.

— Vas-y, dis-moi tout.

— Je suis épuisée, Lysou. J'arrête les repas. Il m'en reste un dernier, le week-end prochain et ensuite je n'aurais plus à faire des allers-retours incessants.

— Depuis le temps que je te le dis. Tu me rassures d'avoir pris cette décision. On va pouvoir profiter de toi.

— Cela risque d'être plus dur pour boucler les fins de mois...

— Et alors, te tuer à la tâche et payer les traites devraient nous rendre plus heureux ? Être ensemble, c'est ce qui compte ! À nous quatre, nous affronterons le monde !

Je rigole de son enthousiasme. Elle aurait dû faire oratrice. Elle aurait rallié du monde auprès d'elle. Je décide de la prendre au mot.

— Quelles belles paroles ! Tes discours sont impressionnants ! Je devrais peut-être te laisser aller négocier avec le banquier ?

Elle se retourne pour me fixer et fronce les sourcils :

— Impossible ! Un de nous deux ne survivrait pas !

Son humour et la légèreté de ses paroles soulagent un peu le poids sur mes épaules. Elle se lève, mais avant de partir, elle ajoute :

— Je te laisse tranquille pour le moment, mais ne crois pas que tu vas t'en sortir aussi bien la prochaine fois !

Je la regarde perplexe.

— De quoi parles-tu, Lysou ?

Un sourire diabolique s'affiche son visage :

— Eh bien, je dirais de celui qui a réussi à t'émouvoir...

ÂmesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant