3.1 - Eaux troubles

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— Charlie...

— Hum...

— Charlie.

Des doigts caressent mon visage avec une douceur reconnaissable. Mon frère me sort du sommeil avec délicatesse laissant à peine le temps à mon esprit de naviguer en eaux troubles.

— Charlie, réveille-toi. C'est plus de quatorze heures. Lysou t'a préparé ton café et il te reste une part de tarte aux fraises.

Je cligne des yeux et finis par les ouvrir entièrement pour découvrir son visage qui me regarde avec tendresse depuis son fauteuil.

— Elle est en forme ?

Joem sait que je parle de Lysou.

— Elle pète le feu !

Ce bout de bonne femme est plus fort que n'importe quelle tempête. Sa vitalité, son caractère trempé m'ont permis de surmonter bon nombre d'épreuves. Si elle n'avait pas été là, j'aurais peut-être abandonné depuis longtemps. À l'époque, qu'aurait pu faire une jeune femme d'à peine vingt-deux ans en charge d'un frère dans le coma qui allait fêter ses dix-sept ans ?

Elle est aussi une amie véritable, qui pourrait presque être ma mère et en qui j'ai toute confiance. Elle est ma raison et ma conscience quand parfois je flanche lorsque le destin s'acharne et que j'en veux à la terre entière.

Comme quand le bonheur se présente et qu'il est éclipsé par un destin cynique.

J'imagine aussitôt des yeux gris à la caresse aussi douce que ses doigts. Un timbre de voix qui tombe dans les graves au fur et à mesure qu'il se rapproche de moi.

— Tu penses à quoi, là ?

Joem, que j'avais momentanément oublié, me rappelle à son bon souvenir et ricane de ma tête.

— Je...

Je ne sais pas quoi lui dire et cherche une explication plausible.

— Je...

— Je ne veux pas savoir ! tranche-t-il. Rien qu'à voir ton visage qui rougit, je n'ose deviner le cours de tes pensées. Tu es ma sœur et il y a certaines choses que je ne veux absolument pas connaitre, savoir ou même imaginer ! termine-t-il en prenant un air dégoûté. Préserve-moi, s'il te plaît ! Bon, revenons à des affaires plus terre-à-terre : si tu n'es pas au salon très rapidement, ta part de tarte risque de disparaître.

Le sourire diabolique qu'il affiche m'indique qu'il est très sérieux dans ses dires et je survole sa chambre pour me rendre dans sa salle de bains.

Tout en me brossant les dents, il revient vers moi et me fixe. Une fois la bouche rincée, il n'a toujours pas bronché.

— Quoi ? je ne peux m'empêcher de demander.

Il va pour me parler et finit par secouer la tête en guise de réponse. Finalement, il amorce une marche arrière. Je le contourne aussitôt, le stoppe puis m'accroupis à sa hauteur :

— Tu vas finir par me dire ce qui te tracasse ? j'insiste malgré tout.

Il souffle, agacé :

— J'en sais rien ! Tu es bizarre, c'est tout !

Immédiatement mon esprit dérive vers les souvenirs de cette nuit dont je suis incapable d'en oublier la moindre seconde.

— Tiens ! Voilà ! Tu recommences ! Cette expression sur ton visage... Je te sens triste, perdue.

Ses sourcils se froncent et l'inquiétude se dessine sur son beau visage.

— C'est à cause de moi, c'est ça ? me demande-t-il en plantant ses yeux angoissés dans les miens.

— Quoi ? Non, jamais ! je lui réponds aussitôt. Je ne serais jamais triste à cause de toi ! Enlève-toi tout de suite cette idée de la tête ! J'ai le droit d'avoir un coup de cafard et c'est normal. Mais je t'interdis de penser une seule seconde que c'est à cause de toi !

De nouveau, des larmes traitresses m'échappent et je me maudis de laisser entrevoir ma peine. Je l'attrape alors dans mes bras, pose mes mains sur sa nuque et lui dis dans le creux de l'oreille tout en le serrant contre moi :

— Tu es ma raison de vivre, Joem. N'abandonne pas, toi aussi. J'ai besoin de toi encore plus que toi de moi. Je t'aime, frangin, ne l'oublie jamais !

À son tour, il me serre fort. Je l'entends alors renifler avant de me dire :

— C'est vrai qu'ils sont méchants les cyprès, cette année. Ils te collent des allergies n'importe quand !

Il se détache, mais ne me regarde pas et avance. D'un geste rapide, je le vois passer ses doigts sur ses joues.

Sans rien ajouter, je respecte sa pudeur et le pousse jusqu'à la salle à manger où Lysou et Julian nous attendent.

— Salut, me lancent-ils en chœur.

La mère et le fils sont en accord, comme toujours. Cet ensemble me fait sourire et m'arrache à la mélancolie pour y replonger aussitôt dès que le souvenir de cette nuit m'assaille sans me laisse aucun répit.

— Lysou ? l'interpelle mon frère.

Il se tourne vers elle et prend un air de conspirateur.

— Oui, Joem ? Et non, il n'y a plus de tarte ! La dernière part est pour ta sœur !

Elle a le mérite de lui arracher un rire léger avant qu'il ne reporter toute son attention sur moi.

— Observe Charlie, Lysou. Elle est bizarre ! Depuis ce matin, elle fait une drôle de tête... Et non, je ne lui ai rien fait !

Chacun se devance en répondant aux éventuelles questions évidentes. Ce duel verbal habituel m'aurait fait rire en temps normal, mais aujourd'hui, il me glisse dessus. Lysou, secouant la tête, part vers la cuisine.

— Tu vois, elle ne rigole même pas. Elle ne nous reprend pas. Tu es malade, Charlie ? me demande-t-il, inquiet.

Ahurie, je lève le nez de ma tasse de café. J'ai de la peine à suivre le fil de cette conversation.

Julian, qui parle peu, mais observe beaucoup, glisse quelques mots discrets à Joem.

— Hein ! réplique-t-il instantanément. Tu crois ?

Julian secoue la tête comme une évidence. Je les regarde tour à tour, complètement perdue.

— Tu es amoureuse ? me questionne mon frère avec prudence.

Sa question fait l'effet d'une bombe dans ma tête.

— N'importe quoi !

J'ai presque hurlé ces mots faisant sursauter Lysou qui revenait avec ma part de gâteau. Même si cette soirée restera marquée au fer rouge dans ma mémoire et laissera son empreinte sur mon corps, je ne peux pas qualifier ces ressentis physiques de sentiments.

Et bien même si je leur attribuais une quelconque importance, ce n'est pas dans mes priorités. Je ne peux pas me le permettre. Je n'en ai pas le droit.

— C'est terrible, Lysou, elle va devenir chiante ! s'exclame mon frère dans un élan oratoire digne de Cyrano.

— Pourquoi ? demande-t-elle décontenancée.

— Elle est amoureuse ! balance-t-il comme une évidence en me montrant de la main.

— Joem ! je m'écris, offusquée.

Un sourire angélique se dessine sur les lèvres de Lysou, cachant la partie démoniaque qui ne saurait tarder de surgir.

Avant qu'elle ne puisse répliquer, la sonnerie de mon téléphone me sauve la vie.

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