1.2 - Tsunami

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Devant l'ascenseur, il s'efface pour me laisser entrer et nous prenons place côte à côte.

Du coin de l'œil, je l'observe et apprécie malgré moi son profil lorsqu'il appuie sur le bouton du dernier étage. Ses cheveux noirs, un peu plus longs sur le dessus jouent sur son front. Je détaille la fine courbe de son nez et laisse mon regard s'abandonner sur ses lèvres, pleines à souhait, imaginant leur texture et saveur.

Quelque chose en lui m'attire, sans que je sache quoi. Sa présence déclenche des sensations que jamais je n'avais ressenti auparavant.

Quand je remonte lentement vers ses yeux, je m'aperçois que ceux-ci dérivent vers les miens et que sa bouche s'incurve dans un demi-sourire.

Honteuse de m'être laissée aller, je me redresse tout en voulant paraître froide et distante. Mes doigts se crispent sur la pochette de tissu jusqu'à blanchir mes articulations.

L'ouverture des portes me libère de la tension accumulée. Il cale une main dans le creux de mes reins et murmure près de mon oreille :

— Alors, Rébecca, à nous de jouer et surtout, ne me décevez pas.

La salle du restaurant est à l'image même de l'hôtel dont elle dépend : les tables sont espacées et revêtues d'une nappe d'un blanc immaculé, où seuls les murs et les fauteuils tranchent par leur couleur marron glacé. Le serveur nous guide à notre table où nous attendent deux hommes qui ont largement dépassés la soixantaine. Ils nous accueillent dans leur costume de marque et posent sur moi un regard libidineux qui me fait froid dans le dos.

Encore sous le coup de l'avertissement de mon client, je plaque un sourire mielleux sur mes lèvres et leur tends une main qu'ils s'empressent de prendre pour y déposer leurs lèvres décharnées.

Tout le monde sait quel est mon rôle, mais tout le monde l'ignore sciemment, jouant au plus galant, au plus prévenant. Au fond de leurs yeux, ils dégoulinent d'envie lorsque leurs regards se posent sur mon corps. J'imagine avec aise les idées qui doivent traverser leur esprit et des frissons glacés dévalent de ma nuque jusque dans le bas de mon dos parce que je sais que je suis l'objet de leurs fantasmes.

Mais je continue à leur sourire. De la manière la plus innocente.

Cet homme, dont je ne connais pas le nom, mène la discussion sans leur laisser la moindre alternative, et quand leur indécision se fait clairement comprendre, je prends la relève en m'intéressant à eux, en leur faisant croire que je suis captivée et qu'éventuellement, nous pourrions nous revoir. Ils lâchent suffisamment prise pour que l'homme qui a demandé mes services, puisse les emmener dans la direction qu'il souhaite.

Enfin, mon patron intérimaire donne le signal du départ et tout le monde se congratule dans des poignées de mains qui n'en finissent plus. Ils bloquent le rendez-vous de demain afin de finaliser le contrat, s'éternisant sur des modalités ennuyeuses.

J'échappe à la contrainte de soutenir la conversation et me perds dans mes pensées.

Mon esprit s'échappe et me ramène inexorablement vers la raison principale de ce besoin d'argent.

Le souvenir de ces yeux rieurs, de cette confiance qu'il place en moi sont les moteurs de ma propre existence. Ils m'entraînent dans cette spirale de l'argent gagné facilement mais, pour moi, je n'ai pas d'autre alternative. L'évocation de mon but suffit à me donner la force de continuer et de passer outre ces moments avilissants où j'autorise des mains inconnues à jouer avec mon corps, au gré de leurs envies, mobilisant alors ma capacité de dissocier mon esprit lors de ces instants.

Un frôlement de doigt sur mon épaule dénudée me ramène dans l'instant présent et me sort de ma douloureuse introspection. Je tourne la tête et plonge dans ces iris gris qui m'observent avec attention.

— Rebecca ? m'appelle-t-il d'une voix douce qui me surprend.

Aussitôt, je reprends une posture « professionnelle » et plaque un sourire factice sur mes lèvres malgré ses yeux inquisiteurs. Je me détourne afin de dire au revoir à nos invités, puis je le suis sous les regards envieux des deux hommes.

Nous reprenons le chemin inverse et une fois de plus nous atterrissons dans l'ascenseur. J'évite de le dévisager comme la première fois. Je reste distante, mais sa présence remplit la cabine étroite. Je ne comprends pas : d'habitude, c'est le dégoût et la résignation qui m'habitent, mais là, avec lui, dans cet espace réduit, rien que sa présence exacerbe mes émotions.

C'est à ce moment-là que mes clients me font part de leurs désirs et une image mentale de ce qui va suivre se forme dans mon esprit.

Avec lui, rien !

Il ne dit rien, ne fait rien. Aucun geste déplacé, même dans l'intimité.

Juste sa présence. Juste lui.

La répugnance que j'entretiens habituellement me permet de mettre une barrière entre eux et moi, de les tenir à distance psychologique.

Mais là, il fait sauter toutes mes protections et ça me fait peur !

C'est déroutant, presque effrayant. Je le ressens jusqu'au plus profond de moi.

J'ai envie de partir en courant, mais mes jambes refusent d'obéir. Mon corps le suit, impétueux dans sa lâche trahison.

Rendus devant la porte de sa chambre, toujours poliment, il me laisse entrer.

Tel un gentleman, il propose de boire un verre et m'invite à m'assoir sur le divan. J'accepte volontiers tout ce qui peut retarder l'instant fatidique.

Il vient à son tour se poser sur le confortable canapé. Tourné vers moi, il me tend un verre d'alcool.

J'avale une gorgée du liquide mentholé, histoire de me donner une contenance sous son regard perçant.

Il me sonde, me détaille. Il fixe mes yeux puis descend doucement et bloque sur ma bouche. Ma respiration s'intensifie de manière perceptible et j'éprouve beaucoup de difficultés à garder le contrôle.

— Pourquoi vous faites ça ? me lance-t-il abrupt.

Sa question me déstabilise. Ma bouche perd son sourire et mon visage, sa chaleur. Je le dévisage puis incline légèrement la tête tout en fronçant les sourcils.

De quel droit se permet-il de me poser cette question ? Pas besoin de me rappeler le but de ma présence ici : j'en ai pleinement conscience !

Tout un panel d'émotions me traverse et je ne sais laquelle choisir. Ma fierté m'interdit de les lui dévoiler. Alors je lui retourne tout simplement la question :

— Et vous, pourquoi avez-vous besoin de moi ? Je suis sûre que vous auriez trouvé autour de vous de quoi satisfaire vos clients sans avoir besoin de payer !

Son regard se fait plus intense. Il me coupe le souffle.

— Oui, vous avez raison. Je n'aurais pas dû vous poser cette question. Veuillez m'excuser, me répond-il, l'air affligé.

Je vois passer dans ses yeux le reflet d'une émotion qui résonne en moi et soutenir son regard m'est insupportable.

Je pose mon verre sur la table basse en lui faisant signe que j'accepte ses excuses.

— La salle de bains ? lui demandé-je simplement.

ÂmesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant