Le Virtuose

Prologue - le Démon doré

Le calligraphe attendait patiemment que les festivités s'amorcent, tranquillement installé derrière un stand qui semblait quatre fois trop grand pour le peu de choses qu'il contenait. Un léger sourire flottait sur les lèvres du vieil homme et ses yeux faisaient d'incessants allers-retours entre les visiteurs commençant à affluer et les quelques artistes qui s'agitaient en silence. Souvent pour des retouches de dernière minute.

Leur empressement minutieux avait quelque chose d'élégant et d'étonnant à la fois. De beau même.

Le calligraphe contempla également les lanternes bleues et jaunes pâles qui se balançaient partout dans le village à l'occasion des célébrations. Elles ornaient les rues et les fenêtres des chaumières aux toitures carmins. Une pigmentation due au fer présent dans l'écorce des arbres que les tisseurs utilisaient pour façonner les habitations. Typiques de cette région d'ionia.

Ce festival de couleurs réjouissait les yeux fatigués du vieux calligraphe, bordés de cernes et de rides le faisant paraître plus âgé qu'il ne l'était en réalité. Le temps n'avait pas été clément avec lui, c'était certain.

Détournant le regard, il aperçut cette fois des voyageurs en partie débraillés et ayant manifestement entamé les réjouissances avant l'heure. Ces derniers étaient en train d'entrer dans une taverne dont la façade avait été peinte la veille de fresques florales par la femme du tenancier et ses filles. Sur un écriteau suspendu devant celle-ci se lisait « Dégustation d'alcool local ».

De là où il se tenait, le calligraphe pouvait entendre les chopes se cogner et les ivrognes chanter à l'intérieur de la grande bâtisse. Une simple dégustation vraiment ? En tous cas, une douce senteur d'alcool et d'agrumes en émergeait.

Plus loin dans l'une des ruelles adjacente, un jeune couple se tenait la main en souriant tandis qu'un marchand de porcelaine leur vantait les mérites de ses créations. Dans les rues, des enfants - certains en robes cérémonielles, d'autres en tuniques simples aux couleurs démarquées ou en simples haillons - couraient et criaient, exprimant leur joie avec toute l'énergie et l'insouciance que conférait la jeunesse. Alors qu'en plein milieu de la place, une vieille dame un peu rondelette sermonnait les insolents qui s'étaient amusés à faire exploser des pétards dans le purin déposé la veille. Il était censé porter chance au villageois comme aux pèlerins.

Le sourire du calligraphe grandit d'ailleurs de plus belle lorsque l'un des petits garnements tira la langue à la mégère, qui s'en était retournée à ses occupations.

Puis finalement, le vieil homme laissa glisser son regard sur sa propre échoppe, constituée d'une modeste - mais grande - table en bois usée où s'empilaient plumes, coupoles tachées d'encre et rouleaux de parchemins par dizaines. Papiers de tailles variées et dont dépassaient pour certains enluminures dorées et larges arabesques d'encre ionienne.

Devant la table également, était disposé un grand trépied sur lequel était exposée une calligraphie peinte en caractères tous d'or vêtus. De là où il se tenait, le calligraphe ne pouvait pas la voir mais il savait avec certitude qu'elle reflétait parfaitement la radiance des lanternes se balançant ça et là.

Il s'agissait apparemment d'une manière particulièrement efficace d'attirer l'œil des badauds qui s'inviteraient bientôt en nombres dans l'artère principale. L'or avait ce pouvoir sur l'esprit. C'était du moins ce que le véritable calligraphe – celui qui aurait normalement dû tenir cette échoppe – lui avait appris avant que le vieil homme ne le somme de quitter la ville.

Car en effet, Maître Kusho n'était pas venu pour assister aux spectacles, pièces de théâtres ou autres distractions que pouvait procurer les fêtes du Lotus. Bien au contraire, sa venue dans ce petit village du col de Jyun était en fait un signe annonciateur du mal qui risquait bientôt de s'abattre sur celui-ci dans toute sa violence la plus débridée. Dans sa démesure la plus totale.