Chapitre 12

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Nous passâmes le pont et montâmes en serpentant lentement les longs sentiers escarpés qui menaient hors de la vallée encaissée de Fondcombe, et nous finîmes par déboucher sur la haute lande où le vent sifflait dans les bruyères. Puis, après un dernier regard à la Maison d'Elrond, qui scintillait en contrebas, nous partîmes à grands pas dans la nuit. Au Gué de Bruinen, nous quittâmes la route et, tournant en direction du sud, nous empruntâmes d'étroits sentiers au travers des terres plissées.

Nous devions maintenir ce cap à l'ouest des montagnes pendant de nombreux milles et de nombreux jours. Le pays était beaucoup plus rude et plus aride que dans la verte vallée du Grand Fleuve dans le Pays Sauvage de l'autre côté de la chaîne, et notre allure était lente, mais nous espérions ainsi échapper à l'attention d'yeux hostiles. On avait peu vu jusque là les espions de Sauron dans ce pays vide, et les sentiers n'étaient guère connus que des gens de Fondcombe.

Gandalf et moi marchions devant en compagnie d'Aragorn, qui connaissait la région même dans le noir. Les autres suivaient en file indienne, et Legolas, qui avait les yeux perçants, formait l'arrière garde.

La première partie du voyage fut dure et morne, et guère différente de mes habituelles longues marches à travers la Sauvagerie. Durant maints jours sans soleil, une bise glacée souffla des Montagnes de l'Est, et même Legolas et moi même, tous elfes que nous étions, sentîmes le froid nous geler les os. Nous dormions la journée, dans quelque repli de terrain ou cachés sous l'enchevêtrement d'arbrisseaux épineux qui poussaient par fourrés en maints endroits. Enfin je dis nous mais Legolas et moi n'avions que peu besoin de sommeil. Il appréciait tout de même méditer allongé dans les herbes qui poussaient quelques fois très haut. Moi je préférais observer les mouvements des nuages en écoutant les bruissements des arbres; alors j'étais le plus souvent de garde. Vers la fin de l'après-midi, je réveillais le reste de la Compagnie, et nous prenions notre repas principal: froid et triste en règle générale, car nous ne pouvions que rarement assumer le risque d'allumer du feu.

Le soir, nous repartions, toujours en direction du sud, dans la mesure où nous trouvions un chemin. Le voyage fut long et chaque jou ressemblait au précédent. Moi qui avais l'habitude des marches rapide peinais à ne pas distancer la Compagnie. Les Hobbits, tout particulièrement avaient du mal certains jours, à suivre le rythme. Mais les montagnes approchaient. Au sud de Fondcombe, elles s'élevaient toujours plus hautes, et s'infléchissaient vers l'ouest, et au pied de la chaîne principale dévalait un paysage toujours plus large de collines désertes et de profondes vallées emplies d'eaux turbulentes. Les sentiers étaient rares et sinueux et ne menaient souvent qu'au bord de quelque à-pic ou dans les traîtres marécages. Mais Aragorn connaissait ces terres mieux que quiconque et nous évita bien des détours.

Au bout de quinze jours de route, le temps changea. Le vent tomba soudainement, puis tourna au sud. Les nuages rapides s'élevèrent et se dissipèrent, et le soleil sortit, pâle et brillant. Une aube froide et claire vint à la fin d'une longue et trébuchante marche de nuit. Nous atteignîmes une croupe basse, couronnée de vieux houx, dont les troncs gris vert semblaient faits de la roche même des collines. Les feuilles noires luisaient, et les baies rutilaient à la lumière du soleil levant. Dans le lointain au sud, on pouvait apercevoir les formes indécises de hautes montagnes qui semblaient à présent barrer la route que suivait la Compagnie. A la gauche de cette haute chaîne se dressaient trois sommets, le plus élevé et le plus proche était planté comme une dent couronnée de neige, son grand escarpement nu, orienté au nord, se trouvait encore largement dans l'ombre, mais là où il était atteint par les rayons obliques du soleil, il flamboyait, tout rouge. Gandalf, debout à mes côtés, regarda le paysage de sous sa main.

- Nous nous sommes bien débrouillés, dit-il, s'adressant surtout aux Hobbits. Nous avons atteint les frontières du pays que les Hommes appellent Houssaye, de nombreux Elfes vivaient là, en des temps plus heureux, quand son nom était Eregion. Nous avons fait quarante cinq lieues à vol d'oiseau, bien que nos pieds aient parcouru de nombreux milles de plus. La terre et le temps seront plus doux à partir de maintenant, mais peut-être d'autant plus dangereux.

- Dangereux ou pas, un vrai lever de soleil est rudement bien venu, dit Frodo, rejetant son capuchon en arrière pour laisser la lumière matinale inonder son visage.

- Mais les montagnes sont devant nous, dit Pippin. Nous avons dû tourner vers l'est au cours de la nuit.

- Non, lui répondis-je alors. Mais la vue porte plus loin dans la claire lumière. Derrière ces sommets, la chaîne se recourbe vers le sud-ouest. Il y a de nombreuses cartes dans la maison d'Elrond, mais vous n'avez jamais pensé à les regarder, je suppose ?

- Si, je l'ai fait quelquefois, dit Pippin, mais je ne me les rappelle pas. Frodo s'entend mieux à ces choses là.

- Je n'ai pas besoin de carte, dit Gimli, qui s'était approché avec Legolas et qui contemplait le paysage avec une étrange lueur dans ses yeux profonds. C'est là, la terre où nos pères travaillaient jadis, et nous avons fixé l'image de ces montagnes dans bien des ouvrages de métal ou de pierre, et dans bien des chansons et des contes. Elles dressent leur hauteur dans nos rêves: Baraz, Zirak, Shathûr. Je ne les ai vues qu'une fois de loin en état de veille, mais je les connais, elles et leur nom, car en dessous se trouve Khazad-dûm, le Cavenain, que l'on appelle maintenant le Puits Noir, Moria en langue elfique. Là-bas se dresse Barazinbar, Rubicorne, le cruel Caradhras, et au-delà sont la Corne d'Argent et la Tête Couverte: Celebdil la Blanche et Fannidhol la Grise, que nous appelons Zirakzigil et Bundushathûr. Là, les Monts Brumeux se divisent et entre leurs bras s'étend la vallée aux ombres profondes que nous ne pouvons oublier: Azanulbizar, la Vallée des Rigoles Sombres, que les Elfes nomment Nanduhirion.

- C'est vers la vallée des Rigoles Sombres que nous nous dirigeons, dit Gandalf. Si nous grimpons au col que l'on appelle la Porte de Rubicorne, sous l'autre versant de Caradhras, nous descendrons par l'Escalier des Rigoles Sombres dans la profonde vallée des Nains. Là, s'étend le Lac du Miroir, et là, la Rivière Cours d'Argent. jaillit de ses sources glacées.

- Sombre est l'eau du Kheled-zâram, dit Gimli, et froides les sources du Kibil-nâla. Mon cœur tremble à la pensée de les voir bientôt.

- Puissiez-vous retirer de la joie de cette vue, mon bon nain! dit Gandalf. Mais quoi que vous fassiez, nous du moins ne pouvons rester dans cette vallée. Il nous faut descendre le Cours d'Argent dans les bois secrets et par-là gagner le Grand Fleuve, puis... II s'arrêta.

- Oui, et puis quoi? demanda Merry.

- Quoi que vous ne fassiez après les bois de Lothlorien, moi c'est là bas que je vous quitterai, intervins-je. J'y ai quelque message à délivrer et il me faudra alors regagner à nouveau Imladris.

- Le but du voyage à la fin, dit Gandalf. On ne peut voir trop loin en avant. Soyons heureux que la première étape se soit heureusement passée. Je crois que nous nous reposerons ici, non seulement pour la journée, mais aussi cette nuit. II règne un air vivifiant à Houssaye. Il faut qu'un pays soit soumis à beaucoup de mal avant d'oublier entièrement les Elfes quand ils y ont demeuré autrefois.

- C'est bien vrai, dit Legolas. Mais ceux de cette terre étaient une race différente de nous autres, Elfes des bois, et les arbres et l'herbe ne se souviennent plus d'eux. Mais j'entends les pierres les pleurer: Profondément ils nous ont creusées, bellement ils nous ont travaillées, hautement ils nous ont dressées, mais ils sont partis. Il y a longtemps qu'ils sont partis chercher les Havres.

À ces mots un sourire triste se dessina sur mon visage, pourtant mes yeux brillaient encore des légendes à propos d'Eregion, et maintes fois j'avais parcouru ces terres, écoutant les souvenirs dans les crissement des pierres, les craquements des branches...


La Guerre de l'Anneau - Quand un personnage peut changer l'histoire. T.1: PertesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant