Chapitre 2 - 2

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En connaisseur, l'étranger quitta la rue principale dès qu'il eut passé la porte est de la cité, et s'orienta avec aisance dans ce dédale quadrillé et ordonné qu'il avait appris à connaître. Le quartier général des mercenaires à Kerisol n'avait pas de pignon sur les rues les plus fréquentées, bien au contraire, autant par discrétion envers ses clients qu'envers ses membres. Les chasseurs de primes n'étaient pas franchement très appréciés, même si leur travail était légal et reconnu, et contribuait en quelque sorte à la bonne marche des sociétés modernes. Leurs membres étaient souvent comparés à des loups renégats, chassés de leur meute, errants en solitaires pour traquer efficacement une proie qui avait peu de chance de leur échapper une fois qu'ils jetaient sur elle leur dévolu. La plupart n'avaient d'accréditation que pour leur royaume natal – où celui où ils résidaient de façon régulière – et éventuellement pour un ou deux royaumes limitrophes. Cette profession laissait peu de place à la sédentarisation, à la vie de famille, et à une quelconque projection pour le futur, autant parce que les mercenaires passaient leur temps à courir après des têtes mises à prix qu'en raison du danger qui les guettait à chaque contrat. Cependant, il y avait pire. Certains mercenaires, beaucoup plus rares, parvenaient à obtenir une accréditation dans les huit royaumes de Parallan. Ceux-là s'engageaient dans une vie d'errance perpétuelle, apatrides et déracinés à jamais. Généralement, ces chasseurs de primes avaient un passé bien plus lourd que les autres membres de la guilde, et cherchaient dans cette profession et ce vagabondage une forme d'oubli et de paix de l'âme qu'ils ne pouvaient trouver nulle part ailleurs, pas même auprès des dieux. Mais pour un chronophage, à la fois proie et chasseur, il n'y avait pas d'autre voie possible pour survivre.

Le voyageur mit pied à terre devant les battants d'une cour privée. Il poussa les portes en bois blanc rivetées de clous d'acier gros comme un pouce. Sur le linteau, un écusson de bronze orné d'un poignard croisé avec une épée double lui rappela qu'il était arrivé à bon port. Il entra et tira sa monture et celle de sa victime derrière lui, laissant les portes se refermer sur la ruelle calme et paisible. La cour était vaste pour une villa résidentielle, mais le quartier général des mercenaires solians n'était pas une simple résidence. On y parlait affaire, négociant âprement des contrats plus ou moins juteux selon les occasions. On pouvait y consulter les offres non pourvues, ainsi que récupérer sa récompense, jalousement gardée par un trésorier qui, quel que soit le royaume, était intelligent, rusé, et difficile à tromper. Dans la cour, seuls trois chevaux patientaient aux pieds d'une statue à taille humaine de la demi-déesse Eris, déité tutélaire des mercenaires, déesse de l'Honnêteté et du Mensonge. La déesse, représentée pieds nus et portant une pèlerine avec son capuchon relevé sur sa tête, accueillait les visiteurs à bras ouverts. Dans l'une de ses mains se dressait un fragile et délicat papillon, son animal totem, et dans l'autre, elle tenait fermement une épée double, son attribut. Une représentation digne de la déesse et à l'image de la guilde qui la vénérait : un côté éblouissant et charmant qui attirait les imprudents, et une facette pour tuer, tout simplement. L'étranger salua la déesse en portant deux doigts à son front, comme il se devait, puis abandonna ses chevaux et son cadavre pour pousser la porte et pénétrer dans la villa.

A l'intérieur, tout était propre et ordonné, les volets à demi tirés, à l'image des solians qui tenaient les lieux. A l'entrée étaient érigés plusieurs tableaux de chasse le long d'un mur dénué de fenêtres, sur lesquels pendaient maints contrats aux primes plus ou moins intéressantes. Ceux aux commissions les plus alléchantes n'étaient pas exposés ; le maître de la branche locale de la guilde les gardait vers lui. Il les proposait à ses meilleurs éléments ou bien il fallait les lui réclamer, autant comme un privilège que parce que ces contrats représentaient un danger plus élevé que les autres. Deux mercenaires solians discutaient posément devint l'un des tableaux d'affichage, débattant de l'intérêt d'exécuter l'un des contrats à deux et de recevoir chacun seulement la moitié de la prime. Ce qui intéressait davantage le voyageur, en revanche, se trouvait tout au fond de la pièce plongé dans l'ombre par les volets tout juste entrouverts. Là, un homme était assis derrière un bureau massif en bois sombre, du bois d'eko, savamment orné de frises, mais en toute simplicité, ni trop ostentatoire ni trop classique, relatant l'histoire des chasseurs de prime en Soliad. Une pièce unique donc, faite sur mesure. Cela démontrait notamment la prospérité et la richesse de la guilde dans ce royaume.

Les voleurs de tempsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant