An 1937, mois de la libellule (printemps)
Une ombre noire passa furtivement dans le vaste jardin de l'Acropole. De ténèbres en ténèbres, elle évita soigneusement la rosée fraîche du matin que la nuit avait déposée comme autant de perles de verre sur le paysage. Elle s'arrêta brièvement sur une branche fleurie de glycine qui rampait le long des colonnes en marbre blanc de Liciena, qui soutenaient et décoraient le bâtiment abritant le Sénat. Constatant que tout était encore immobile à cette heure, elle s'enhardit et avisa la corniche au-dessus d'elle. Sans effort, elle s'y hissa. Puis, elle repéra le rebord d'une fenêtre livrée aux caprices du vent et s'y engouffra. Elle ne vit le grand prédateur aux poils blancs qu'au dernier moment et se figea, le cœur affolé. Il se tenait debout sur ses pattes arrières, bien droit, le regard perdu à l'est, le museau tourné vers le soleil levant, préoccupé.
Lukos du Grand Loup, filica-loup de sa nature, Demos du royaume d'Edollon de sa fonction, fixait en effet l'horizon où le soleil devait se lever par-delà les Monts du Dragon, inquiet. Il n'avait même pas vu le petit pic épeiche qui venait de se poser à côté de sa main griffue, paniqué. C'est sa peur, étrange écho à celle qu'il ressentait dans sa grande poitrine, qui attira son regard mordoré sur l'oiseau. Parmi les plumes blanches et noires, la tache écarlate sur sa nuque et à la base de sa queue étaient tout à fait incongrues, attirant l'œil davantage que nécessaire. Le pic épeiche poussa comme un hoquet d'effroi avant de s'élancer à tire d'ailes face à l'odeur musquée du prédateur.
Lukos le regarda disparaître dans l'aube grise, sans vraiment le voir. A présent, il fixait l'entrée sud de la cité avec angoisse. Cela faisait plusieurs lunes qu'il ne dormait pratiquement plus. La fatigue avait alourdi son regard, son anxiété lui avait coupé l'appétit, et la faim avait creusé ses traits. Tous avaient répondu à son appel. Depuis une lune, ils se succédaient aux portes de l'Acropole, demandant à le voir dans le plus grand secret. Pourtant, l'un d'entre eux manquait toujours à l'appel. Il frémit en imaginant le pire. Néanmoins, il ne pouvait plus se permettre d'attendre. Le Conseil des Huit se tiendrait au lever du soleil. Ils n'avaient déjà que trop tardé.
Résigné, le Demos poussa un soupir guttural qui serait passé auprès d'un humain pour un grognement. Les filicas étaient une race différente des autres humanoïdes du continent. Ils ne pouvaient produire tout à fait les mêmes sons, ce qui expliquait l'étrange sonorité de leur voix lorsqu'ils parlaient la langue commune.
Lukos jeta un dernier regard vers la porte sud, espérant un miracle, avant de se détourner de la fenêtre ouverte pour regagner son bureau d'un pas lourd, ses griffes postérieures cliquetant sur les dalles de marbre noir de la pièce. Le jour serait gris comme l'aube qui le précédait, pourtant c'était une journée infiniment plus obscure encore qui les attendait. Il s'empara de la toge pourpre brodée d'or due à son rang et s'en drapa habillement, couvrant son bras gauche et laissant son bras droit dégagé. Tous les sénateurs edollins portaient une toge identique, vêtement représentant leur fonction politique, à ceci près que la leur était blanche et seulement contourée d'une bande pourpre. Ils la portaient sur une tunique blanche à manches courtes en coton l'hiver, et en lin l'été. Mais les filicas mâles n'en portaient pas. Comme le Demos, ils se contentaient d'un pagne la plupart du temps, pour cacher leur intimité.
Il jeta un coup d'œil à son bureau et son regard tomba sur un rapport à moitié roulé et repoussé dans un coin. Seule la signature et le cachet de cire du mandataire apparaissaient et cela suffit à le rembrunir aussitôt.
- Ô Yforia, puissent-ils avoir tort ! Nous ne sommes pas prêts... Mais si telle est la vérité, que Bassarak nous prête sa force et son courage, car nous en aurons besoin.
Encore une fois, Lukos leva les yeux au sud, le museau en l'air, dans l'attente de son dernier invité. En pure perte. S'il était bel et bien vivant, il arriverait trop tard désormais. Les autres attendaient. Ils étaient venus de loin pour répondre à son appel et eux aussi étaient inquiets. Non, il ne pouvait pas retarder davantage la séance. Ils ne pouvaient plus attendre. Alors, il ferma les yeux le temps d'une prière au seul dieu qui, à présent, pourrait guider le voyageur égaré.
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Les voleurs de temps
FantasíaDaná est une chronophage, marquée par la déesse destructrice de l'Infini, Arka. C'est une voleuse de temps, condamnée à tuer tout ce qu'elle touche. Mais servir celle dont on a annoncé le retour et qui détruira Parallan est dangereux. En ces temps...